L'écluse d'En-Cassan (Avignonet), un ouvrage particulier du canal du midi Faire une croisière sur le canal du Midi c'est naviguer paisiblement au milieu des champs. Et si sur notre trajet nous empruntons quelque écluse, alors la promenade devient ludique. Telle est l'expérience insolite que nous propose une péniche touristique basée à Renneville près de Villefranche de Lauragais. Elle nous conduit jusqu'au seuil de Naurouze en nous faisant franchir trois écluses. |
L'écluse d'En-Cassan se situe à 2848 mètres de l'écluse de Renneville et à 1560 mètres de l'écluse d'Emborrel sur la commune d'Avignonet Lauragais - crédit photo : Couleur Média |
La première, celle d'En-Cassan, sur la commune d'Avignonet-Lauragais, mérite une attention particulière. Si cette écluse est aujourd'hui double, elle n'avait à l'origine qu'un seul sas. L'histoire de sa construction nous donne un aperçu des problèmes que le maître d'œuvre du canal eut à affronter tout au long de l'immense chantier. Commencé en 1667 et définitivement mis en service à la fin de 1673, le tronçon de Toulouse à Naurouze fut le laboratoire dans lequel Riquet fit son apprentissage et mit progressivement au point son art des canaux. |
Qu'est-ce qu'une écluse ?
Une écluse est un ascenseur hydraulique. Elle met en communication deux biefs1 successifs du canal, et permet aux bateaux de franchir la différence de niveau qui les sépare. Cet ouvrage est constitué de deux longs murs symétriques, nommés bajoyers. Sa partie centrale est le sas, qui, au gré des besoins, est rempli jusqu'au niveau du bief supérieur ou bien vidé jusqu'à l'inférieur. Sur le canal du Midi ces sas sont très généralement de forme ovale. C'est la solution que Riquet a trouvée pour que les bajoyers résistent à la poussée des terres. Ce sas est limité à l'amont et à l'aval par deux portes dites busquées. Lorsqu'une telle porte est fermée, ses deux battants forment un angle obtus et se contrebutent l'un l'autre pour contenir la poussée de l'eau, et le bas de chacun appuie contre l'éperon d'une plateforme. On nomme ainsi un petit massif maçonné pentagonal dont la partie amont, l'éperon, est de plan triangulaire. La plateforme supérieure est au même niveau que le fond du bief amont. L'inférieure, de même que le plancher du sas, s'alignent sur le fond du bief aval. Du côté amont, le sas est en outre partiellement fermé par une muraille qui relie les deux bajoyers et qui s'élève jusqu'à la plateforme supérieure. Sa hauteur matérialise la chute de l'écluse, c'est-à-dire la dénivellation que cette dernière permet aux bateaux de franchir. La hauteur de la porte d'amont est du même ordre que la profondeur du canal, tandis que celle de la porte d'aval est augmentée de la chute de l'écluse. A l'amont et à l'aval, les bajoyers sont reliés à la berge du bief par un épaulement. Lorsque la dénivellation à franchir est trop importante, on accole deux sas, voire plus.
La construction d'une écluse sous Louis XIV
Pour bâtir une écluse simple, on commence par creuser une grande fosse qui accueillera le sas et la porte aval. Au fond de ce trou, en guise de fondation on réalise une épaisse dalle maçonnée, armée par une solide charpente de bois dessinant une grille, et recouverte d'un plancher. On procède de même au niveau de la porte amont. Et on édifie alors les bajoyers et le mur de chute sur ces fondements. On construit ensuite les plateformes de la même manière2. En général l'excavation du lit du canal a permis d'atteindre les couches « fermes » du sous-sol et il n'est pas nécessaire d'approfondir davantage pour fonder correctement une écluse. Mais il arrive que ce ne soit pas le cas, par exemple en terrain marécageux, et il est alors nécessaire de renforcer le sous-sol de l'ouvrage par la réalisation d'un pilotis. On enfonce alors le plus profondément possible des pieux de bonne taille régulièrement espacés, sur lesquels on assujettit solidement des poutres horizontales formant une sorte de grille. Enfin on remplit les alvéoles de celle-ci pour former un massif maçonné et armé sur lequel on édifiera le mur projeté.
L'écluse d'En-Cassan initiale
Les pièces conservées aux Archives du canal du Midi3 (V.N.F.) permettent de reconstituer le déroulement du chantier de l'écluse d'En-Cassan. Elles nous apprennent que l'on commença d'excaver le canal à cet endroit en janvier 1669, et que la construction de l'écluse fut adjugée au maître maçon Pierre Mazières qui débuta ses travaux en février 1670. Le maître charpentier Arnaud Lombard reçut la charge des boiseries. La construction de l'ouvrage dut présenter quelques difficultés car en mai 1671 on décida d'approfondir et d'élargir la fosse qui devait recevoir l'écluse, mais sur la fin du mois un éboulement se produisit à l'un des épaulements. Aussi, le mois suivant on prit le parti de bâtir l'un des bajoyers sur pilotis. La mise en place des pilotis dura jusqu'à l'automne. Par ailleurs on confia l'édification du bajoyer piloté à un second maître maçon, Jean Mary. Durant tous ces travaux on écopait l'eau de la fosse à l'aide de comportes. Finalement, les armatures et revêtements en bois des plateformes et du sas furent achevés à la mi-novembre, les portes furent posées, et l'écluse semblait terminée, comme d'ailleurs toutes les autres de cette section.
Coupe reconstituée de l'écluse d'En Cassan correspondant au plan ACM-472-33
La première mise en eau du tronçon Toulouse-Naurouze
Pendant qu'à En-Cassan on procédait aux modifications successives, le chantier du canal avait progressé vers l'est et finalement atteint Naurouze. Le grand bassin du point de partage était prêt. Dans la Montagne Noire et à son pied l'eau circulait dans les rigoles d'alimentation. Seul le barrage de St-Ferréol n'était pas encore en état de remplir sa fonction.
Afin de frapper les esprits et de faire taire ses détracteurs, Riquet voulait inaugurer avec éclat le tronçon de Toulouse à Naurouze à la fin de la session annuelle des Etats de Languedoc, au mois de février suivant. Il y était fortement incité par le président de cette assemblée, l'archevêque de Toulouse.
Au milieu de novembre de 1671, Riquet inspecta le chantier du canal encore à sec en compagnie de l'intendant de Languedoc et de l'ingénieur qui inspectait ses travaux pour le compte de Colbert. A la suite de quoi il fit procéder, vers le 20 novembre, à la première mise en eau complète du tronçon de Toulouse à Naurouze. Dès que le canal fut rempli, une première navigation fut effectuée et l'on constata avec satisfaction que la rigole délivrait en abondance l'eau indispensable au fonctionnement du canal. Mais on eut la désagréable surprise de découvrir qu'à l'écluse d'En-Cassan la hauteur de l'eau au-dessus de la plateforme inférieure n'était que de 20 cm, très loin des 1,95 m qu'imposait le cahier des charges. Il serait impossible à la plupart des barques de l'emprunter. On avait commis une erreur importante dans le nivellement du bief de Renneville à En-Cassan4. Le fond de celui-ci n'était pas parfaitement horizontal mais présentait une pente globale vers l'aval. En outre, un défaut similaire affectait également l'écluse de Montgiscard. En toute logique il était nécessaire de reprendre les travaux pour rectifier les écluses défectueuses et recreuser les biefs fautifs.
La dénivellation que la topographie commandait apparemment de franchir à En-Cassan était de 4,68 m. La chute des écluses simples que l'on savait réaliser à cette époque5, était limitée à 4 m. Par conséquent, Riquet n'avait pas d'autre solution que d'accoler un second sas à l'aval du premier. Cependant le délai dont il disposait avant l'inauguration officielle ne permettait pas d'entreprendre des travaux de cette importance. L'expédient qu'il trouva fut d'abaisser de 20 cm le niveau de la plateforme d'aval de l'écluse. Cette réduction était suffisamment faible pour ne pas compromettre la solidité si laborieusement acquise de l'ouvrage existant. Une autre façon de traiter le problème était de relever le niveau du plan d'eau du bief aval. Dans une certaine limite, il était facile de rehausser la porte d'amont de l'écluse de Renneville en fixant au sommet de ses battants des pièces de bois adéquates6. Riquet y fit certainement procéder et put ainsi gagner environ 15 cm. Ensemble, ces deux adaptations durent élever le tirant d'eau admissible à 55 cm, ouvrant le passage aux barques marchandes de Garonne de catégorie légère7. Pour l'inauguration on devrait se contenter de ce type d'embarcation.
Le travail reprit dès la fin de novembre, et la veille de Noël les modifications étaient achevées.
L'inauguration du tronçon Toulouse-Naurouze
Le 4 janvier Riquet fit remettre l'eau dans le canal, ce qui prit 6 jours. Puis l'on effectua à nouveau plusieurs navigations8. La cérémonie fut célébrée en grande pompe les 21 et 22 février 1672. Préalablement, les 18 et 19 février, Riquet, accompagné de diverses personnalités toulousaines, avait effectué la remontée de Toulouse à Naurouze avec plusieurs barques chargées de marchandises. Deux jours plus tard, l'évêque de St-Papoul présida en sens inverse la navigation solennelle en l'absence de l'archevêque de Toulouse, parti pour Paris dès la fin de la session des Etats de Languedoc, et de l'intendant de la province qui avait certainement pris la même route.
Photo aérienne de l'écluse - Crédit photo : Association Acampo
L'évolution de l'écluse d'En-Cassan
Bien entendu, les écluses non conformes devaient être remaniées au plus tôt. Riquet fit donc remettre le canal à sec pour construire un sas supplémentaire à En-Cassan et à Montgiscard.
A En-Cassan, l'exécution des bajoyers de ce deuxième sas fut confiée à Louis Lafleur et Jean Mary qui débutèrent leur ouvrage dès mars 1672. Parallèlement on recreusa le canal entre Renneville et En-Cassan. Mais des évènements imprévus vinrent freiner les travaux. Pendant tout l'automne la maladie immobilisa Riquet. Puis au cours de l'hiver de 1673 des inondations brutales endommagèrent des biefs et des écluses dans la vallée de l'Hers-mort. Néanmoins, à la fin d'avril, les bajoyers d'En-Cassan étaient terminés. De leur côté, les charpentiers s'étaient activés et à la mi-novembre les portes de l'écluse étaient prêtes à être montées. Si bien qu'à la fin de ce mois de novembre 1673, le canal fut remis en eau, et définitivement rouvert à la navigation de Toulouse à Naurouze.
Ainsi, les péripéties de la construction de l'écluse d'En-Cassan balisèrent la fin de cette première étape de réalisation du canal.
Dans plusieurs lettres, Riquet fit pour Colbert, le bilan de la période écoulée : « … Quant aux écluses, je crois d'y savoir à présent tout ce que l'on peut y savoir … (Au début,) pour l'exécution du détail de l'entreprise, j'y étais novice aussi bien que tous mes employés. A cette heure nous sommes maîtres, mais c'est après un apprentissage qui s'est fait à mes dépens et qui me coûte cher. »
L'opération qui révéla les erreurs commises lui avait montré la voie pour perfectionner sa technique du nivellement : à l'avenir, avant de débuter la construction d'une écluse il attendrait que le creusement des biefs d'amont et d'aval soit terminé et que leur horizontalité soit confirmée par une mise en eau légère.
L'arrivée du canal à Naurouze marqua donc un tournant dans l'histoire de cette voie d'eau.
Parallèlement aux réfections d'En-Cassan et de Montgiscard, le chantier du canal se poursuivit au-delà de Naurouze, et dès 1674 la navigation fut ouverte jusqu'à Castelnaudary. Il faudra attendre huit ans de plus pour qu'elle le soit de Toulouse à Sète.
Par la suite, l'écluse d'En-Cassan subira encore d'autres remaniements, si bien que maintenant sa chute globale de 4,85 m est obtenue avec deux sas sensiblement égaux.
Gérard Crevon
1/ Bief ou retenue : c'est le segment de canal compris entre deux écluses successives. Il porte le nom de celle qui retient son eau à l'aval.
2/ Archives du Canal du Midi (V.N.F.) : liasse 13, pièce 7 (ACM-13-7).
3/ Liasses n° 971, 986, 993, 1003, 1031, 1186, signalées par Michel Adgé, thèse, 2011, t. 5.
4/ La longueur du bief de Renneville à En Cassan étant de 2800 m, l'erreur de 1,75 m ne représentait en valeur relative que de 0,06 %, ce qui est tout de même très remarquable pour l'époque !
5/ La chute la plus importante sur le canal du Midi est celle de l'écluse de Négra à Montesquieu-Lauragais, qui fait 3,90 m.
6/ Un document des environs de 1700, conservé aux archives du canal du Midi, fait état de ce procédé.
7/ Selon Dutens (1829), les barques marchandes de Garonne avaient un tirant d'eau compris entre 0,40 et 1,30 m.
8/ Le 1er président du parlement de Toulouse fait transporter par le canal du blé et du vin depuis Montesquieu-Lauragais.