Petit bestiaire d'une ferme lauragaise des années 50 Fidèles compagnons ou redoutables prédateurs, les animaux peuplent l'imaginaire et l'histoire de l'humanité. Dans l'arche de Noé, comme sur les parois de Lascaux, c'est une même histoire de compagnonnage que nous racontent nos ancêtres et quand vient Noël, c'est l'âne et le bœuf qui de leur souffle réchauffent l'enfant de la crèche. Ce lien très fort entre les hommes et les bêtes a perduré dans les campagnes occidentales jusqu'au milieu du XXème siècle et le Lauragais n'y fait pas exception : |
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pas une ferme, pas un village sans présence animale. Pendant des siècles, paysans et animaux ont ainsi tracé le même sillon sur les collines et les plaines du pays de Laurac. |
L'honneur d'Auguste
Nourriture, vêtements, protection, énergie, l'homme a fait de l'animal un moteur de sa survie. Mais au fil du temps, des liens moins tangibles sont venus s'ajouter à la nécessité et ont fait entrer l'animal dans le monde affectif de leur "maître". Désormais, la complicité et l'attachement peuvent sous-tendre les relations entre l'homme et les bêtes qui l'entourent, et dans les campagnes où tous partagent une vie âpre, les animaux sont aussi l'objet d'attentions parce que comme leurs propriétaires, ils vivent sous le regard de la communauté. Cette fierté, on la retrouve dans cette anecdote qui date des années 60 : Guy a une dizaine d'années quand il accompagne ses parents pour une visite à son grand-oncle Auguste, agriculteur dans une ferme de la Montagne Noire. Curieux, l'enfant observe ce monde paysan, voit la pénibilité des tâches, les soins attentifs portés aux animaux, entend les réflexions parfois amères sur cette existence souvent difficile. Alors, il demande à son oncle pourquoi tant de travail acharné, tant de peine, tant d'attentions pour les animaux pour au final si peu de satisfactions. La réponse du vieil homme fuse : "Et l'honneur, qu'est-ce que tu en fais ?"
Les attelages gascons
Le bétail vit à l'étable sous les poutres enrubannées de toiles d'araignées pour mieux se protéger des mouches et autres taons. Dans cet espace où le fermier passe beaucoup de temps, se côtoient les bovins, le cheval de trait et parfois quelques moutons qui fourniront en viande les repas de battage ou le banquet de noces.
Au sens propre comme au sens figuré, les bœufs et les vaches peuvent être considérés comme le moteur économique de l'exploitation. Au gré des travaux et des saisons, leur force placide permet de tracter charrettes et outils agricoles. Reconnaissables à leur robe gris-blanc, les bœufs de race gasconne sont parti-culièrement appréciés pour leur puissance et leurs grandes cornes qui facilitent la pose du joug. Car comme nous l'explique René, qui dans sa jeunesse a labouré avec des bœufs, la pose du joug est tout un savoir-faire : « D'abord, il y a le savoir-faire du jougtier qui avec sa hache et son herminette, propose ses services de ferme en ferme. A partir d'un tronc d'orme ou de frêne, choisi pour son bois dur et léger, il fabrique en un jour un joug qu'il adapte à la taille des bêtes pour lesquelles celui-ci est destiné. Dans le Lauragais, on utilise le joug coiffant reconnaissable à sa géométrie galbée. Parce qu'il doit être bien ajusté pour ne pas blesser l'animal, le jougtier prend les mesures du bœuf ou de la vache et fabrique l'outil à sa "pointure". La pièce finie, l'artisan la complète avec les "julhas" que le paysan liera avec dextérité autour des cornes et du front des animaux ».
Ainsi coiffés, les bovins tracteront le brabant ou la charrette guidés par le "tocadou" du bouvier. Indissociables des paysa-ges ruraux, ces attelages ont longtemps formé un binôme homme-animal où la ténacité de cultiver la terre de l'un n'avait d'égal que la patiente obéissance de l'autre.
Les couvaisons de Sophie
La basse-cour est le domaine des femmes. Oies, canards, poulets et au-tres pintades permettent, avec le porc, une quasi autosuffisance en viande et donnent à la fermière l'occasion de se constituer un petit pécule personnel avec la vente de ces volailles. Avec l'argent ramené du marché, nombre d'entre elles ont la possibilité d'atténuer la dépendance financière qui les lie à leurs maris. C'est donc avec une attention presque maternelle qu'elles veillent sur la ponte, les couvaisons et les couvées. Dans ce cycle, les œufs sont d'autant plus précieux que certains volatiles cachent leurs nids au creux d'une haie ou dans quelque vieux tronc de mûrier. Alors, c'est aux enfants, principalement aux petites filles, qu'on confie la mission de suivre les pintades ou les dindes qui très rusées à ce jeu-là arrivent parfois à déjouer la vigilance de ces "petits espions".
Une fois ramassés, les œufs destinés à être couvés sont entourés de nombreuses superstitions : il ne faut pas oublier de tapisser de mie de pain le fond du panier où ils sont déposés si on franchit un cours d'eau et ne pas les poser sur le coin de la table au risque d'avoir des oisons infirmes.
Plus rationnellement, la fermière met toute sa patience et son expérience pour que la couvaison se déroule dans de bonnes conditions. Surtout lorsque celle-ci est confiée à des dindes. Excellentes couveuses, ces grands oiseaux ne sont pas très dociles et les éleveuses ont recours à des astuces pour les "apprivoiser". Certaines les immobilisent en les enfermant dans des caisses, d'autres les "ensuquent" en leur donnant de la mie de pain mélangée à du vin et il y a aussi celles qui les apaisent par leurs murmures. C'est le cas de Sophie, grand-mère d'Albin qui aujourd'hui se souvient : "Quand j'étais enfant, j'ai entendu ma grand-mère parler aux dindes pour les tranquilliser lorsqu'elles couvaient, surtout quand l'autan soufflait et agaçait les bêtes. Elle semblait les apaiser par sa présence et ses mots". Au final, toutes ces couvées vont fournir aux fermières un pécule, des confits, sans oublier la matière première pour garnir la literie de toute la maisonnée. La plume d'été, plus propre et plus légère, est réservée aux édredons, aux traversins et aux oreillers. La plume d'hiver, plus grasse, sera vendue au "pelharot" et en attendant, c'est accrochés aux murs des poulaillers que les sacs remplis de la précieuse "plumée", prennent le soleil, bercés par le vent d'autan.
Au mur du poulailler, les sacs de plumes mis à sécher - crédit photo : collection Pujol
Les secrets d'Elie
Comme les hommes, les bêtes sont confrontées à la maladie et aux accidents. Pour les uns le médecin, pour les autres le vétérinaire, mais celui-ci n'entre dans la cour de la ferme que si le cas est grave. La visite du praticien coûte cher, alors on emploie le remède transmis de génération en génération, on fait le geste qui soigne et parfois on fait appel à celui qui connait les secrets.
Dans cette médication, née de l'observation et de l'expérience, les plantes ont un rôle important. Aux vaches qui ont un problème de rumination, on administre une infusion à la camomille. A celles qui, trop gourmandes, ont fait une indigestion de luzer-ne, on donne de la tanaisie toujours sous forme d'infusion et si le remède n'est pas assez efficace, le paysan sait appliquer le trocart sur leur ventre distendu. Cet outil présent dans toutes les étables est une sorte de pompe munie d'une aiguille qui peut traverser le cuir et arrive jusqu'à la panse pour libérer les gaz et éviter ainsi que la vache ne meure. L'eau de vie est un autre remède naturel fréquemment utilisé. En friction ou administré dilué avec de l'eau, le breuvage décongestionne bien souvent la bête saisie par le froid ou l'effort. Dans certains cas, on peut aussi avoir recours à des fumigations, toujours pour soigner une vache ou son veau.
Et puis, lorsque tous les remèdes connus sont épuisés, on va voir celui qui a le mystérieux pouvoir de soigner avec les mots, celui qui est capable de remettre une bête sur pied sans l'intervention académique du vétérinaire. Dans les années 50, Elie, cultivateur dans la campagne tarnaise, est un de ceux-là. Il n'est pas un guérisseur "professionnel", simplement, comme son père le lui a transmis, il connaît les prières qui calment, allègent la douleur, voire guérissent. Pendant des décennies, son efficacité se mesurera au nombre de voisins qui viendront le voir dans sa ferme pour lui demander de soulager les mammites, les entorses ou en-core les "briants", sorte de gale dont souffre le bétail. Comme beaucoup de guérisseurs, Elie ne monnaie pas son secret ; le service rendu est échangé, ici, c'est un paquet de tabac qui est offert en remerciement.
Cette pratique de "soins" qui n'a d'autre support que l'invocation ou le signe religieux disparaît peu à peu de nos campagnes. Beaucoup de ceux qui connaissaient le "secret" l'emportent avec eux, mettant ainsi fin à une chaîne de transmission parfois séculaire. Aujourd'hui, l'univers mental propre au monde rural s'efface pour se calquer sur des schémas de pensées plus uniformes. Les esprits rationnels peuvent s'en féliciter au nom de la raison. Cependant, on peut s'interroger. Si l'on considère que pour les humains certaines "guérisons" liées à l'intervention d'un guérisseur sont basées sur l'autosuggestion (je guéris parce que je crois au pouvoir du guérisseur), qu'en est-il de ce même pouvoir de suggestion sur un animal ?
Elie (à gauche) dans la cour de sa ferme - crédit photo : collection Pujol
Par Saint Roch et son chien
Fais bénir ton bien. Pendant des siècles, le paysan a imploré la clémence divine. Tourné vers Dieu ou ses saints, il demande protection pour les siens, pour ses récol-tes et aussi pour ses animaux. Dans le Lauragais, comme dans de nombreuses régions d'Europe, c'est Saint Roch que l'on prie pour la protection du bétail. Toujours accompagné de son chien dans la statuaire religieuse, le saint protecteur est fêté le 16 août. Ce jour-là, des processions sont organisées pour amener les bêtes jus-qu'au seuil de l'église où le prêtre les bénit "comme bien de la terre permettant aux hom-mes de vivre". Cette cérémonie très répandue dans nos campagnes a perduré jusque dans les années 1950, notamment dans les environs de Saint Félix Lauragais.
Jean, qui dans sa jeunesse a assisté à ces processions, en raconte les préparatifs et le déroulement : "En vue de la cérémonie les animaux, principalement de trait, étaient l'objet de toutes les attentions. Soigneusement lavés, brossés, étrillés, ils étaient accompagnés jusqu'au village par une foule à la fois joyeuse et recueillie, à laquelle se mêlaient souvent les chiens de ferme. Pour l'occasion, on avait orné le joug des bêtes de crêtes de maïs, liées en petits fagots et les "moscalhs" et les "moralhs" étaient le plus souvent neufs. De retour à la ferme, les crêtes de maïs étaient données com-me fourrage aux bovins qui n'avaient pas participé à la procession pour étendre la protection à tous". Cette pratique disparue, la bénédiction du bétail a cependant encore été pratiquée pendant des décennies, non plus collectivement, mais dans le cadre privé de la ferme. Ce jour-là, le prêtre venait et bénissait l'ensemble des bâtiments et les êtres qui y vivaient : la maison d'habitation, l'étable, les bordes et la "galiniera". Aujourd'hui encore, par conviction ou par tradition, des rameaux de buis, de laurier ou d'olivier sont accrochés aux poutres de l'étable ou à la porte du poulailler pour éloigner la foudre ou la maladie des enclos où vivent bestiaux et volailles.
Saint Roch et son chien - Eglise de Bellesserre / Tarn - crédit photo : collection Abruzzo
Les beaux jours de Sainte Luce
"A la santa Luça, les jorns avançan d'un pas de piusa - Per Nadal, avançan d'un pas de gal ". Beaucoup savent qu'à la Sainte Luce, les jours avancent d'un pas de puce, mais qui se souvient encore que pour Noël, ils avancent d'un pas de coq ? Les plus anciens, sûrement. Ceux qui ont grandi en parlant cette langue occitane, pétrie de sagesse et de truculence et dans laquelle de nombreux dictons et proverbes se réfèrent aux comportements des animaux et des oiseaux. Pour ses semailles, le paysan sait qu'il est temps de semer le maïs quand le coucou chante et si ce même coucou n'a pas chanté à la Saint Marc (le 25 avril), le proverbe le dit : "Es mort ou estranglat". D'octobre à la fin de l'hiver, c'est la migration des palombes qui rythme le travail de la vigne.
"Quand las palombas arriban, vendennia ta vinha, Quand s'en tornan, pode la"
"Quand les palombes arrivent, vendange ta vigne, quand elles s'en vont, taille la".
Le verbe "podar" a même donné son nom au "podiquet", petit bruant dont le chant accompagne la taille des sarments. C'est aussi dans le vol des oiseaux que l'homme de la terre cherche les prévisions d'un temps dont peut dépendre sa récolte : l'alouette qui monte dans le ciel annonce du beau temps, tandis que le vol rasant de l'hirondelle est annonciateur de pluie. Cette même hirondelle qui laisse présager la douceur d'un automne : "Si l'hirondelle vole à la St Michel, l'hiver ne viendra qu'à Noël".
La basse-cour d'une ferme lauragaise - crédit photo : collection Abruzzo
Le petit âne de Marie
Il est bien précieux le fardeau que porte sur son échine le petit âne qui chemine vers Bethléem : une jeune fille et son enfant à naître. Et quand l'enfant sera venu, ce sera encore ce petit âne qui se tiendra au côté de la mère et de son enfant. Texte sacré ou légende dorée ? A chacun sa foi ou ses doutes. Reste que depuis cette belle histoire, le doux prénom de Marie a traversé les siècles et qu'en Provence de jolis petits ânes gris ont une croix sur le dos en souvenir, dit-on, d'un périple sur les chemins de Palestine. Et puis, il y a Noël. Son message de paix et sa crèche. Blotti au creux d'une mangeoire, un nouveau-né est veillé par ses parents. A leurs côtés, la présence paisible d'un âne et d'un bœuf, com-me pour rappeler aux enfants et aux hommes de bonne volonté que les animaux sont leurs plus fidèles compagnons de route. Bon Noël à tous !
Nelly Abruzzo-Engi
Ne dire que la bienveillance des hommes pour les animaux est ici un parti pris. Dénoncer le mépris et la cruauté envers ces derniers serait une toute autre histoire.
Lexique occitan/français galiniera : poulailler |