Un village lauragais entre guerre et paix : Couffinal 1900-1920 Section de la commune de Revel entre Tarn et Haute-Garonne, Couffinal est à l'aube du XXème siècle un paisible bourg rural où rien ne semble pouvoir altérer ni le rythme de la vie quotidienne, ni le tissu social et familial de la communauté. Un nouveau siècle s'installe et personne ne peut imaginer sur ces terres tranquilles du Lauragais qu'avec lui se profile un conflit qui va marquer bien des vies et changer les fondements de toute une société.
Le Monument aux Morts de Couffinal. |
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1911 : Un village paisible
Le dernier recensement avant-guerre nous renseigne sur la population et l'occupation du sol.
Couffinal est peuplé de 400 habitants répartis dans le village lui-même, dans deux hameaux (Les Pugets et Les Ouillès) et dans un certain nombre de fermes et d'habitations isolées.
La communauté non agricole est constituée de deux boulangers, d'un cordonnier, de cinq charpentiers, de deux forgerons et d'un chiffonnier. A ceux-ci, il faut ajouter une entreprise familiale de briquetiers (famille Banquet) qui emploie quelques ouvriers.
Après la guerre, qui a durement éprouvé cette famille (on retrouve 3 Banquet sur le monument aux morts), c'est la famille Bonhoure (qui a elle aussi perdu un fils pendant le conflit) qui continue à exploiter l'argile du "terrier", carrière située à quelques centaines de mètres du village. Angèle, 97 ans, née Bonhoure, nous décrit la fabrication de ces "barrots", briques à 6 trous, et tuiles principalement vendues aux maçons de la région. "Il faut d'abord aller extraire l'argile, puis la ramener à la fabrique avec un attelage tracté par un cheval. L'argile, déversée dans un grand trou, est mélangée avec de l'eau et elle trempe pendant quelques heures. La pâte ainsi constituée est ensuite écrasée par un rouleau, lui aussi tiré par un cheval. Après la mise en forme dans des moules en fer et le séchage, les briques sont cuites pendant 72 heures dans un four à bois et à charbon".
La dernière briqueterie de Couffinal fermera définitivement dans les années 40 entre autres par manque de chevaux, réquisitionnés pour le deuxième conflit mondial.
Hormis ces quelques métiers artisanaux, la composition socio-professionnelle du village est essentiellement agricole. Petits propriétaires ou métayers, les paysans cultivent le blé, le maïs, les plantes fourragères, la vigne et élèvent volailles, vaches et cochons (deux marchands de bestiaux et un marchand de cochons sont recensés dans le village).
Quelques familles de grands propriétaires terriens possèdent plusieurs métairies où leurs métayers vivent au sein de familles élargies : sous le même toit cohabitent grands-parents, parents et enfants. Très peu mécanisée, cette agriculture a besoin de "bras" et au travail des hommes de la famille vient parfois s'ajouter celui d'un ouvrier agricole ou d'un domestique.
Ces grands domaines sont souvent gérés par des régisseurs, relais entre les métayers et le "mestre". Ce terme de maître, utilisé par tous ceux qui dépendent de ces possédants, en dit long sur leur statut. Petite noblesse rurale ou bourgeois enrichis, ils ont pour certains des comportements quasi seigneuriaux envers leurs métayers ou leur domesticité. Pour exemple, Jean, nous raconte cette "anecdote" vécue par sa mère dans les années 1920 : Pauline a une dizaine d'années et souvent elle accompagne sa tante, cuisinière au château d'un propriétaire local. Lors d'un dîner, les convives dégustent les perdreaux tués à la chasse par le maître de maison. Seuls les filets du gibier sont mangés, cuisses et ailes reviennent en cuisine. Tentée par ces restes de victuaille, la petite fille demande à y goûter. La réponse de sa tante fuse : "Pas question ! C'est pour les chiens. On n'a pas le droit d'y toucher. Si "le mestre" l'apprend, je peux me faire renvoyer". Mais le maître peut aussi être protecteur, tel celui qui va user de ses relations pour éviter à ses métayers, pour la plupart pères de familles, de faire la guerre en première ligne sur le front.
L'école de Monsieur Navarre
C'est en 1880 que sur décision du conseil municipal de Revel commence la construction de l'école communale de Couffinal. Elle sera achevée en 1883 et accueillera uniquement les garçons, l'enseignement des filles restera confié à la congrégation des sœurs de la Sainte Famille de Nazareth.
En plus des bâtiments, la municipalité finance le mobilier scolaire constitué d'une armoire bibliothèque (22 volumes fournis par concession ministérielle), de deux tableaux noirs, de huit tables avec bureaux et leurs huit bancs, d'une carte de poids et mesures ainsi que de trois cartes de géographie (mappemonde, Europe et France). A cela, il faut ajouter le financement du logement du maître, en partie meublé : tables, chaises, armoires, marmites et casseroles sont fournies ainsi que les traversins et couvertures.
C'est là que pendant près de trente ans va vivre et exercer monsieur Léonard Navarre, l'instituteur de l'école laïque dont le nom est encore dans la mémoire des plus anciens.
Né dans le Comminges en 1857 à Esténos, il arrive à Couffinal en 1890, noté par sa hiérarchie comme "un maître sérieux et capable". Ce nouveau maître va d'abord veiller uniquement à l'instruction d'une vingtaine de garçons âgés de six à treize ans, les filles ne rejoignant sa classe qu'après la dissolution des congrégations religieuses enseignantes en 1905. Cet enseignement obligatoire, gratuit et laïque depuis les lois Ferry (1881-1882) lui donne pour fonction non seulement d'apprendre à ses élèves les bases de la lecture, de l'écriture et du calcul, mais aussi de préparer les meilleurs au certificat d'études. En effet, si en théorie, ce diplôme mis en place en 1866 sanctionne la fin de l'enseignement primaire élémentaire de tous les enfants de onze à treize ans, en pratique, seuls les plus doués sont présentés aux épreuves, assurant ainsi à leurs maîtres la fierté d'avoir réussi dans leur mission. Cette fierté, à chaque fin d'année scolaire, Monsieur Navarre la partage avec les heureux lauréats qu'il invite à sa table où maître et élèves réunis fêtent ensemble la réussite à l'examen tant convoité.
Mr Navarre et sa classe de garçons de 6 à 13 ans
Mr Navarre et sa classe mixte, juste avant la guerre - crédit photos : collection Batigne
Mais en ce début de XXème siècle, la fonction des instituteurs n'a pas pour seule finalité d'instruire, ils doivent aussi apprendre aux jeunes garçons à faire "leur devoir envers la Patrie".
Car depuis 1871, année de la défaite de la France face aux armées prussiennes, un esprit de revanche s'est répandu dans tout le pays. Soucieuse de préparer le peuple à un nouveau conflit, c'est à ces "hussards noirs"(1) que la IIIème république va confier la mission d'inculquer aux enfants des valeurs républicaines qui feront d'eux des citoyens éclairés et de futurs soldats prêts à mourir pour leur patrie et notamment pour la reconquête de l'Alsace et de la Lorraine. Ce nationalisme est entretenu dans toutes les écoles avec pour support des textes et autres poèmes qui désignent l'ennemi à vaincre et les territoires à récupérer.
Extrait du "petit Alsacien" de Paul Pinasseau
(poème retrouvé dans le cahier de jour d'une écolière lauragaise) :
"0 mignonne hirondelle, avant de t'envoler
Là-bas sous le ciel bleu, sous le beau ciel de France
Ecoute un orphelin qui voudrait te parler
Pour clamer sa souffrance…
Oiseau toujours en deuil, c'est toi que j'ai choisi,
Vole dans chaque école et dis à tous mes frères
Que l'Alsace-Lorraine où le pays est saisi pleure dans les galères (…)
Dis-leur, oh ! Dis-leur bien qu'en eux est notre espoir
Que nous les attendons pour briser notre chaîne
Pour punir l'allemand de tout notre pouvoir
Pour venger notre haine."
Issue fatale de ce nationalisme exacerbé qui touche tous les pays européens, en août 1914, la France va rentrer en guerre. C'est comme père que monsieur Navarre en subira lui aussi les terribles conséquences avec la perte de son fils François mort en 1918 dans la Somme.
1er Août 1914 : Pour qui sonne le tocsin
Comme dans des milliers de villages français, c'est au son du tocsin que les habitants de Couffinal apprennent l'ordre de mobilisation générale. L'affiche placardée dans toutes les communes annonce qu'à partir du 2 août les réservistes des classes de 1887 à 1910 devront se rendre sur leur lieu d'affectation afin de rejoindre les 800000 hommes des classes 1911-1913 déjà sous les drapeaux. La grande majorité des hommes de 20 à 47 ans va partir ; 26 jeunes hommes natifs du village ou qui y ont vécu un temps ne reviendront jamais.
Près de l'église, un monument aux morts entretient le souvenir de leur nom, dit la reconnaissance de la Patrie, mais ne raconte rien de leur histoire. C'est dans les archives militaires et civiles ainsi qu'avec le témoignage de certains de leurs descendants qu'on peut retrouver la trace de ces jeunes gens emportés dans la tourmente d'un conflit qui, pour paraphraser Pagnol "a tranché leur jeune vie, pour les faire tomber sur des touffes de plantes froides dont ils ne savaient pas les noms". Pourtant la terre, c'est ce que connaissaient le mieux ces hommes pour la plupart paysans ou fils de paysans et qui iront mourir dans des régions du Nord ou de l'Est, près de villes ou de villages dont ils n'avaient jamais entendu parler avant la guerre. A Couffinal, comme dans toutes les communes rurales, c'est donc essentiellement des cultivateurs, journaliers, ouvriers agricoles qui vont fournir le plus gros du contingent de l'infanterie. Ces "biffins"(2) ont payé le plus lourd tribut en vies humaines dans de grandes offensives (Belgique, Somme, Champagne) ou défensives (Verdun). Les conséquences meurtrières de ces batailles se retrouvent dans la longue liste des "tués à l'ennemi", des "disparus" ou de ceux qui ont succombé à leurs blessures, le plus souvent dans les "ambulances" (infirmeries de campagne où les blessés recevaient les premiers soins avant d'être évacués vers les hôpitaux de l'arrière).
Et lorsqu'en 1918 l'heure du bilan arrive, la France sort vainqueur du conflit, mais ses campagnes ont été démographiquement saignées à blanc (1 393 000 tués). Sur les terres lauragaises, où tant de jeunes paysans ne reviendront plus, ce sont des familles italiennes qui à partir des années 20 vont pallier le manque de bras dans l'agriculture. Très souvent venus du nord de l'Italie, ces nouveaux arrivants âpres au travail et attachés à la terre, s'intègreront d'autant plus vite que pour la plupart venus du Piémont, leur dialecte est très proche de l'occitan.
Montre ayant appartenu à un soldat tué au front et rendue à sa famille - Crédit photo : collection privée
Des hommes et la guerre
Dans les plaines picardes, sur les rivages de Turquie ou sous le soleil cuisant du Maroc, les quatre destins qui vont être évoqués sont ceux d'hommes pris dans une tourmente qui va les emporter bien loin de leur terre lauragaise.
Auguste (1892-1914) et Jules (1894-1915) Aussenac
Auguste et Jules sont nés dans le Tarn dans une famille de cultivateurs de Lempaut. Frères aînés d'une fratrie de trois garçons, ils grandissent et travaillent à la ferme familiale jusqu'à ce jour de 1914 où la guerre éclate. Auguste est affecté au 4ème Régiment de Zouaves, troupe d'infanterie considérée comme l'élite de l'armée française. Avec son régiment, il connaît le baptême du feu à Charleroi (21-23 août), puis c'est la retraite de Belgique et de nouveaux combats en Picardie avec la bataille de Guise le 29 août. Il tombe au champ d'honneur le 30 août 1914 à Villers le Sec. Il a 22 ans. Qualifié de "brave zouave" dans son livret militaire, il reçoit la Croix de Guerre et la Médaille Militaire à titre posthume.
Jules, son frère, est affecté au 58ème RMC, composé de deux bataillons "blancs" et d'un bataillon sénégalais. Ce régiment fait partie du corps expéditionnaire allié constitué en novembre 1914 en vue d'ouvrir un nouveau front en Orient. Un débarquement est prévu dans le détroit des Dardanelles pour s'emparer d'Istambul, vaincre la Turquie et faire la jonction avec le front russe. C'est dans ce contexte que le 2 mai 1915 le jeune tarnais embarque à Toulon pour rejoindre les rivages et la péninsule de Gallipoli. Les coloniaux du 58ème sont envoyés en renfort pour un débarquement en force à Sedduhl Bar à l'entrée du détroit des Dardanelles. Les combats font rage sur terre et sur mer où les bateaux alliés sont non seulement exposés aux tirs d'artillerie, mais aussi aux mines flottantes. Le bateau sur lequel se trouve Jules sombre. Le 9 mai, le jeune homme est porté disparu. Il a 21 ans.
François Navarre (1891-1918)
Le 10 juillet 1891, François Navarre naît "dans la maison d'école de Couffinal". Fils aîné des trois enfants de Léonard Navarre, l'instituteur, il grandit à Couffinal, fait des études, puis à l'âge de 20 ans s'engage au 2ème régiment de Génie de Montpellier. Le Génie qui a pour devise "souvent détruire, parfois bâtir, toujours servir", est une arme traditionnelle de l'armée française. Ses combattants détruisent ponts, voies ferrées, routes pour gêner l'avance de l'ennemi, ou au contraire les reconstruisent au profit de leurs propres troupes. Ils créent en outre des puits de mine et des réseaux barbelés.
Engagé volontaire dans cette arme en 1911, François Navarre monte en grade jusqu'à sa promotion au grade de lieutenant à titre définitif en 1917. Son courage est attesté par plusieurs blessures et trois citations à l'ordre du corps d'armée et de l'armée. Parmi les actes de bravoure cités dans son livret matricule, on peut retenir le courage avec lequel il va sauver ses hommes : "le 3 juin 1915, dirigeant des travaux de mine après l'explosion d'un fourneau, il a continué le sauvetage des sapeurs asphyxiés au fond d'un puits malgré la forte commotion due à l'éclatement d'une bombe". "Officier d'une grande bravoure et d'un sang-froid remarquable" le lieutenant Navarre est mortellement blessé le 12 juillet 1918 sur les champs de bataille de la Somme "en se portant à la tête de sa section particulièrement battue par le feu de l'ennemi pour permettre à l'infanterie de résister aux nouvelles attaques". Il succombe à ses blessures dans l'infirmerie de campagne d'où il n'a pas voulu être évacué pour rester près du poste de commandement. Le 12 juillet 1918, François Navarre vient de fêter ses 27 ans. Il sera décoré de la Croix de Guerre à titre posthume et la Croix de St Georges (décoration britannique).
Bernard Batigne (1879-1917)
Né à St Félix en 1879, Bernard Batigne arrive à Couffinal en 1906 avec son épouse Victorine et sa petite fille Irène née en 1905. Avec ses beaux-parents, il s'installe comme métayer dans une ferme proche du village (les Crozes). C'est là qu'en 1911 nait une seconde fille, Elise, qu'il ne verra guère grandir, puisqu'en août 1914 il est mobilisé dans la territoriale, formation militaire composée des hommes âgés de 34 à 49 ans et qui de ce fait ont déjà rempli leurs obligations militaires dans l'armée d'active.
Après avoir rejoint à Carcas-sonne son régiment (127ème Régiment Territorial d'Infante-rie), c'est à Sète qu'il em-barque le 14 août sur le pa-quebot "l'Hérault", destination le Maroc. Débarqué à Casablanca le 18 août, son régiment est dirigé vers Mogador (aujourd'hui Essaouira) où il sera stationné pendant un an. C'est de là que va commencer une longue correspondance entre Bernard et sa femme, plus exactement entre Bernard et Irène, puisque Victorine maîtrisant mal l'écriture, c'est sa fille de dix ans qui se charge d'écrire les lettres sous la dictée de sa mère. Lette après lettre, on suit les pérégrinations de Bernard Batigne dans ce Maroc pas encore totalement pacifié où les territoriaux, affectueusement appelés les "pépères", construisent routes, pistes, voies ferrées et habitations et maintiennent l'ordre face à des populations parfois hostiles à la présence française.
Bernard Batigne (1er à gauche) pose avec ses camarades territoriaux - crédit photo : collection Lagasse
Comme ses camarades, il découvre des mœurs et des coutumes bien étrangères au monde qui l'a vu naître. "Ici, certains hommes ont deux femmes". "Les marocaines et les sénégalaises (venues à la suite des régiments de tirailleurs) travaillent avec leur marmot sur le dos sans que ça les gêne. (Marrakech février 1916)"
Carte envoyée à Victorine. "Ici les femmes travaillent avec leur marmot sur le dos - crédit photo : collection Lagasse
Mogador, Marrakech, Casba Tadla "sous une chaleur à vous casser la tête" Bernard découvre un pays, obéit aux ordres, remplit ses missions, mais ses pensées se tournent toujours vers celles qui sont restées à Couffinal : "je suis en parfaite santé et je désire que vous en soyez de même. Tu feras un baiser aux petites et je pense toujours à toi". A ces préoccupations de mari et de père, s'ajoutent celles du paysan : "Je suis très content que vous pouviez faire le blé comme il faut et sur ta prochaine lettre, tu me diras si vous l'avez bien arrangé et après vous pourrez labourer pour le maïs et au chemin de Palle-ville, vous pourriez y faire les pommes de terre et les fèves et même les vesces".
Ces conseils prennent aussi en compte l'absence de "bras" pour les travaux les plus pénibles. "Quand il fera beau temps, je te dirai de faire de la pommelle et de ne pas faire trop de maïs parce que peut-être moi je n'y serai pas pour le travailler (Mogador janvier 1915)".
Mais le regard averti du cultivateur sait aussi observer les récoltes qui l'entourent : "Aujourd'hui, nous sommes allés travailler à la route et en revenant, j'ai vu du maïs. Il est plus avancé qu'en France, on va commencer à moissonner, mais ici il n'y a pas beaucoup de blé, ce n'est que de l'orge". On le voit, malgré l'éloignement, l'absence des êtres chers et la rudesse des conditions de vie (chaleur implacable, insalubrité, tempêtes de vent, marches épuisantes parfois dans le sable…) Bernard Batigne ne désespère pas. Ses écrits sont empreints d'une grande foi en Dieu et en l'avenir. Avec espoir et patience, il attend la fin de la guerre "Il y a 27 mois que nous sommes séparés et je ne sais pas encore quand est-ce qu'on pourra se rapprocher, mais il faut espérer qu'on se rapprochera bientôt (Dar Ould Zidouh novembre 1916)".
Dans sa dernière carte datée du 12 juillet 1917, il annonce à Victorine qu'il va rentrer à l'hôpital car il a un commencement de fièvre. "Ce n'est rien de dangereux, ça fait un peu souffrir….. ne te fais pas de mauvais sang pour moi". Le 30 juillet, il est emporté par la fièvre typhoïde. Il a 37 ans.
Celles qui restent
Avec la mobilisation, femmes, enfants et hommes trop âgés pour faire la guerre vont devoir faire face non seulement à l'absence d'un père, d'un fils ou d'un mari, mais aussi au manque de "bras" et de savoir-faire. Très vite, ils vont prendre la relève et pendant quatre ans, l'économie du pays va reposer sur eux, et surtout sur elles. Désormais les femmes sont partout : dans les usines, les bureaux, les champs. L'effort de guerre repose sur leur énergie et leur courage. Comme partout ailleurs, dans les fermes de Couffinal, la vie s'organise autour de l'autorité des fem-mes aidées par les plus anciens. Pour les gros travaux, la solidarité familiale et paysanne se renforce encore. Par les lettres échangées entre Victorine et Bernard, nous avons de nombreux exemples de cette solidarité : "la vigne est taillée par l'oncle Salvy" et frères
et beaux-frères permissionnaires viennent donner un coup de main. Le chef de famille, lui, remet son pouvoir de décision et sa confiance dans les mains de son épouse "pour tuer le cochon, c'est toi qui sais s'il est assez gras".
Ces femmes, sur qui reposent maintenant l'économie familiale et nationale, se révèlent très fortes devant l'adversité, mais leur courage ne doit pas faire oublier l'inquiétude permanente dans laquelle elles sont plongées. Toutes celles dont le mari, le fils ou le frère sont au front, vivent la peur chevillée au corps et lorsque les nouvelles n'arrivent pas, c'est vers le maire ou directement vers le "commandant" qu'elles se tournent.
Le 1er décembre 1914, Virgi-nie Oradou, mère de Félix, soldat du 281ème Régiment d'Infanterie qui combat dans le Pas de Calais écrit au "commandant" pour avoir des nouvelles de son fils dont elle a su par dépêche, le 26 octobre, qu'il était grièvement blessé. Depuis, sans nouvelles, elle soumet son inquiétude à l'officier à qui elle demande de "juger de l'inquiétude que nous avons de notre fils". La réponse arrive quelques jours plus tard : Félix Ouradou, est décédé à l'ambulance n°3 des suites de ses blessures le 27 octobre 1914. Il avait 28 ans(3).
Et puis, il y a l'indicible attente des enfants. Témoignage très émouvant de cette attente, dans une de ses lettres, Irène Batigne écrit à son père Bernard pour dire avec ses mots de petite fille combien le temps de l'absence est long (CF lettre ci-après). Irène et sa petite sœur Elise revoient leur père une dernière fois lors d'une permission en janvier 1917. Irène a 12 ans et Elise 6 ans.
Irène et sa petite soeur Elise revoient leur père une dernière fois lors d'une permission en janvier 1917.
Irène a 12 ans et Elise 6 ans.
La paix retrouvée
Le 11 novembre 1918 ramène la paix dans le pays. La guerre est finie et ceux qui ont échappé à la grande tuerie reviennent, parfois le corps fracassé, presque toujours l'âme meurtrie. Les témoignages des fils et petits-fils de ces survivants se croisent pour raconter le mutisme de certains, enfermés dans des souvenirs trop lourds à partager : "mon père, il n'en parlait jamais, mais il avait changé et on ne s'est jamais plus compris". D'autres racontent les récits obsessionnels qui reviennent chaque jour : "papa, je l'ai entendu toute mon enfance raconter les Dardanelles, Verdun… tous les jours. Pour moi, petite fille, c'était comme une rengaine". Il y a aussi ceux qui parfois font des bonds dans le temps : "pépé, des fois la nuit, il se réveillait et se mettait à hurler : ils arrivent !".
Pourtant, la vie suit son cours. On a perdu un, deux fils, des frères, un père, mais le deuil n'est visible que dans la couleur des vêtements : le noir est porté pendant des années voire toute une vie, mais la douleur de l'âme reste muette. Il faut continuer, travailler, faire vivre ceux qui restent et la douleur se replie sur elle-même, ténue mais assez forte pour qu'encore aujourd'hui dans beaucoup de familles on garde précieusement quelques objets-souvenirs du disparu et qu'on se souvienne. Souvenir d'autant plus présent que dès l'immédiat après-guerre, on officialise la mémoire.
Le deuil n'appartient plus seulement aux familles, mais à la nation toute entière et dans chaque commune, on va honorer les "Morts pour la France". Dans les années 1920-1925, ce sont près de 36000 Monuments aux Morts qui sont érigés, subventionnés en partie par l'état et les municipalités, le reste des dépenses étant couvert par des souscriptions populaires. Pour Couffinal, c'est lors d'un conseil municipal en août 1924 qu'un élu, Pierre Bastier, demande une subvention pour une plaque commémorative. Sa requête est acceptée et une subvention de 200 francs est accordée pour une plaque qui initialement doit être placée à l'école communale. Un monument plus imposant est finalement érigé près de l'église. Son socle est surmonté d'une colonne, elle-même couronnée d'une Croix de Guerre (médaille qui récompense les soldats méritants) et le village a choisi de rendre hommage à ses morts avec l'inscription "Couffinal à ses morts glorieux". Particularité de ce monument, les soldats qui y sont honorés le sont doublement. A Couffinal bien sûr, mais aussi sur le monument aux Morts de Revel et pour les frères Aussenac, sur celui de Lempaut commune où ils sont nés et où ils ont vécu jusqu'à la guerre.
Paroles d'enfant
Ce voyage dans la mémoire d'un village du Lauragais a pu se faire grâce aux archives et à de nombreux témoignages oraux. Des vies ont ressurgi du passé avec leur lot de joies tranquilles et d'insondables chagrins.
Mais que représentent aujourd'hui tous ces souvenirs pour les nouvelles générations ?
C'est Angel petit garçon de Couffinal qui, du haut de ses six ans, répond le mieux à cette question. En ce mois de novembre 2014, il me raconte sa visite au Monument aux Morts avec son enseignante et ses camarades de CP : "aujourd'hui, on a vu le nom des gens qui habitaient ici il y a longtemps et qui sont morts à la guerre. Faut pas les oublier".
Nelly Abruzzo-Engi
Remerciements : Cet article s'est enrichi de nombreux témoignages. Remerciements particuliers aux descendants des familles Aussenac, Batigne-lagasse, Bonhoure.
(1) Hussards noirs : surnom donné par Péguy aux instituteurs à cause de leur blouse noire quand ils sont élèves-instituteurs.
(2) Biffin : chiffonnier. Par analogie, soldat qui porte son paquetage dans son sac à dos.
(3) Le courrier se trouve aux archives municipales de Revel