Les marchés chauriens dans les années 50
|
Dans son dernier livre, "Orgue et Clairon", Robert Cavaillès engage un voyage intérieur dans la tradition du roman psychologique et qui remonte aux sources de l'enfance : rencontres, événements, souvenirs, paysages, couleurs, musique... Dans ce travail d'écriture, de mémoire et de réflexion, le Castelnaudary des années 50 tient une place importante. Les rues, les marchés, les monuments, Saint Jean, Saint Michel, les orgues, les vieux métiers, Paul Sibra, Malacan y sont largement évoqués. Couleur Lauragais vous en présente ici quelques extraits et fait revivre les marchés pittoresques de l'époque au détour des rues de Castelnaudary. |
Le lundi, échanges et affaires s'effectuaient à Castelnaudary,
capitale du cassoulet et centre collecteur de céréales avec son bassin où accostaient
les coches d'eau amenant négociants et courtiers et les barques de marchandises
en partance pour le Pays Bas. Ici, place de la République un jour de foire.
Crédit photo : Collection Robert Pelissier |
La ville devient marché
Dans le Castelnaudary des années soixante, Le lundi n'est pas le jour du marché mais le jour où la ville devient un marché. L'espace d'une brève journée la paisible cité lovée près du canal à l'ombre des platanes centenaires se fait une intense fourmilière. Dès le matin, subitement étrécies, les rues tortueuses, enchevêtrées et si souvent en léthargie, deviennent les pampres et les tiges d'une grappe gonflée où d'un grain à l'autre, de place en placette, de placette en esplanade, de carrefour en halle, coule la sève chalande qui parfois reprend souffle pour faire commerce, braderie et conversation.
Le peuple des champs, dense encore, accourt dès l'aube et submerge les dix mille citadins de la bourgade somnolente comme ferait d'une plage déserte la marée haute. Le sang qui muse habituellement par les rues et venelles des vieux quartiers prend une nouvelle vigueur. Les soubresauts rocailleux, rudes et traînants du parler d'Oc cascadent au creux des impostes. Pour un temps, le glissement feutré du français domestiqué des jours ordinaires s'endort jusqu'au soir à l'ombre des maisons.
Jasarde, agitée, bigarrée, la foule court de place en place, glisse affairée et flâneuse entre les étals, s'agglutine parfois près d'un déballage curieux, stagne autour à la façon des bras alanguis d'un delta sur les sables impassibles, s'accoude, animée et volubile comme au zinc d'un bistrot de plein air, palpe, flaire, soupèse, contemple et discute, concerte et dispute, avance un coup et revient en arrière, inépuisable et sans cesse renouvelée, semblable aux vaguelettes d'un éternel ressac.
Le marché à la volaille
A chaque marché sa couleur, ses odeurs, sa saveur et ses bruits. Vers le milieu de la rue du clocher, la campagnarde senteur du proche marché à la volaille y va par successives bouffées où, au gré des tourbillons de l'autan naissant, dominent tour à tour, tantôt les moites effluves des pailles humides aux saveurs de champignonnière, tantôt le parfum tiède et assoiffant des poussières de paille en suspension, tantôt l'odeur aigrelette des lapins dont la toison fleure la vieille bûche au chaud de l'âtre, et, surtout, partout présente, planant sur l'ensemble en perpétuels crescendos et decrescendos, cette spécifique exhalation épicée, argileuse et fadasse des poules caquetantes dont je perçois le concert à l'approche de la place Saint Jean. Foule de petits vendeurs, amas de cages et corbeilles jusque sous le perron de la petite église c'est, entre le ciel vert des platanes et le sol gris des goudrons, le marché en jaune et brun, marché de pailles, de plumes et de poils, de coquilles, d'osier et de jonc, marché aux taches gloussantes et agitées jetées au sol de-ci de-là par le pinceau d'un Seurat Languedocien.
Il est neuf heures lorsque j'atteins les premières corbeilles. Le marché tire à sa fin qui commence tôt. Les fermiers, les femmes en général, viennent dès le matin réaliser du liquide, qui avec deux poules, qui avec trois lapins, une paire de pigeons ou quelques œufs. Je coupe la place en diagonale zigzagant entre corbeilles et cageots à même le sol.
Je m'arrête : un lapin vient de bondir hors d'un panier à deux cases dont le couvercle d'osier n'a pas résisté. La vieille laisse tout au sol et part en chasse. Ce n'est pas un lièvre un lapin mais ça bondit et puis la vieille non plus n'est pas un lièvre. Empêtrée dans ses jupons, raide dans ses rhumatismes, elle slalome entre les cagettes et les monceaux de paille, approche le fuyard, et se plie en deux. Dès que les longues mains approchent les oreilles de l'animal, d'un nouveau bond le voici plus loin, tassé au sol, en boule, frissonnant et terrorisé, regardant par saccades à droite et à gauche à la recherche des repères perdus jusqu'à ce que les mains approchent à nouveau et déclenchent un nouveau bond. Nous serions au marché aux bestiaux, une vache ou un veau s'échapperait, les curieux s'écarteraient prudemment et les courageux se précipiteraient à la rescousse, mais ici, pour un lapin, outre le fait qu'il ne reste plus grand monde sur la place, personne ne bouge.
Rue du clocher (1998) Huile sur toile 54 x 30
Le marché aux herbes
Tapies au bas de la halle comme derrière une haie, les douceâtres effluves de verger mâture du marché aux herbes viennent vous chercher dès les dernières maisons de la grand-rue. Je traverse sans hâte la forêt de poutres. La halle est postée au-dessus du marché comme un poste de pilotage sur la plate-forme d'un cargo. Accoudé à la balustrade du fond je contemple un instant l'espace bon enfant et grouillant qui regorge de corbeilles, cagettes, couffins et autres paniers. Vue d'en haut la place de Verdun imite les ciels nocturnes à la Van Gogh avec ses constellations en volutes jetées en demi-cercles à même le sol sous la garde chacune d'un jardinier ou d'une fermière, pistils fébriles au centre d'une corolle de verdure, debout les uns, penchés les autres ou assis sur un cageot renversé.
La foule ininterrompue glisse, cascade et crachote par les divers escaliers qui, comme au tracteur une remorque, amarrent la place à la halle et l'accrochent aux rues voisines comme le bateau tient au quai par des passerelles. Les chalands dévalent à gros bouillons au rythme du jet de la fontaine centrale. Ils s'éparpillent par vagues et remous, tourbillonnent par les venelles autour des stands rudimentaires puis, comme par un trop plein régulateur, s'éloignent de plein pied par la rue du fond. Derrière les murettes, les rues d'enceinte retiennent en rectangle les boutiques serrées les unes contre les autres. Depuis mon poste de vigie je crois voir une mare poissonneuse parsemée de larges et plantureux nénuphars que contourne tranquille et com-me poussée par le vent, l'inépuisable et nonchalante arabesque des passants aussi soucieux de tâter et sentir que d'acheter.
C'est un marché de verts et de gris aux tâches multicolores. Il farandole autour des platanes et de la fontaine. Un peintre pressé d'en finir a secoué pa-lette et pinceaux au-dessus des corbeilles où les jaunes, les rouges et les bruns n'en finissent plus de couler sur les verts et les gris aux mille nuances. L'autan est là, les platanes frissonnent épinglent choses et gens de points lumineux volés au-delà des nuages en va-drouille. Je songe à la « promenade sous les citronniers » de Monet, mêmes verts aussi inépuisables qu'insaisissables mais qu'ici un Seurat taquin titillerait du bout tremblant de ses pinceaux en bougeotte.
Je descends lentement vers le marché. La vente directe perdure en ces années soixante et l'escalier monumental ignore encore les étalages criards, débordants et lustrés qui bientôt gagneront les quatre rues autour de la place, faneront le traditionnel « marché aux her-bes » et chasseront définitivement maraîchers et petits fermiers.
Les légumes fleurent la glaise lourde, âcre et sucrée. Telles des rangs de dentelle rustique au bas d'une riche nappe, les corbeilles s'enroulent autour du bassin central, irrégulières et sauvages. Au creux des paniers, entre salades, feuilles et fanes, de modestes fruits s'offrent sans ostentation, ro-bes naturelles, grain rugueux, formes rustiques, simples et limpides, poses naturelles et intimes. Je flâne et déguste au passage, ici, la fraîcheur acidulée de la pomme, là, le doux fondant des poires, plus loin, au hasard du parcours, tantôt le miel prolongé des figues brunes, tantôt la tiédeur sensuelle des tomates en chair. J'oublie mes soucis. Ce marché m'emplit toujours des mêmes effluves de paix et de fraîcheur, de la même plénitude, de la même sérénité bucolique que me communiquait enfant le « Saint François parlant aux oiseaux » et que je retrouve parfois dans la torpeur de la chapelle après la communion matinale ou lors d'échappées solitaires sous les sapins de Ramondens. Je ne me presse pas, près d'une corbeille de figues je savoure l'instant, rêveur et beat tout aussi absorbé qu'autrefois lorsque je regardais le chocolat du matin épaissir sur le feu.
Le bassin de Castelnaudary
crédit photo : Couleur Média
Le grand Marché
Enfin, j'y suis au grand marché, la foule aussi comme toujours, même l'autan le plus violent n'éteint jamais tout à fait la flamme, il faudra quelques années encore pour que les grandes surfaces et la télé fassent mieux. C'est un marché de tentes, barnums et auvents, un Kaléidoscope de formes, tailles et hauteurs, une écharpe d'Iris à qui les pluies et les vents auraient fini par donner un air de famille, un serpentaire habit d'Arle-quin trop hétéroclite pour dégager un style si ce n'est, côté couleur par le bariolage, côté son par le brouhaha et pour ce qui est de l'odeur par l'anonyme senteur des foules et des foires qui ne laisse percer les traits piquants des cuirs, des feutres, du métal et des tissus que de près et successivement, pour qui s'aventure entre les toiles.
Je m'y sens toujours chez moi. Même comme à présent piétiner à l'entrée ne me dérange pas, j'ai l'habitude, j'attends l'ouverture du péage piétonnier car on n'accède pas au marché sans d'abord franchir le bouchon du « parvis » qui les lundis, sur vingt mètres, sature le haut du cours de La République dans la partie encore large. Le forum spontané est sauvage mais permanent, c'est le clou du marché, un carrefour hebdomadaire des villages. Ils sont nombreux et d'habitat dispersé, quelques maisons autour d'une église, une mairie-école, un château souvent, une épicerie-bistrot parfois et de très nombreuses fermes isolées, même Castelnaudary en compte alors une centaine.
Sous le joug, une paire de garonnais. les bœufs étaient très utilisées dans le Lauragais - dessin Paul Sibra
Crédit photo : Matine Trinquelle
J'avance, c'est ma plongée en Lauragais parmi ceux que le labeur quotidien sépare, qui ne se voient de près qu'au sortir de la messe et se retrouvent là le lundi, rencontres improvisées ou programmées pour la parentèle, la commune et les amis des autres villages. On y parle famille, bétail, récoltes et gelées, événements et fras-ques locaux. On y parle vite et fort, on y parle longtemps, on y parle occitan. Sauf pour les citadins, ce marché est tout autant celui des rencontres que des affaires. On y refait ses liens autant que son marché. Je traverse avec joie cette foule stagnante, calme et animée. Je reconnais tant de visages et de silhouettes, je n'en peux nommer aucun mais je les ai toujours vus, les vieux surtout que l'on croirait sortis des cartons à dessin de Sibra. C'est la même foule que celle des pèlerinages champêtres comme à Prouilhe au moment où la conduite-forcée d'un office lâche le flot piqueniquer dans le parc.
Le bouchon est franchi, j'hésite, droite ou tout droit, par où attaquer ? Aux acheteurs la liste de courses impose le circuit, rien ne s'impose au glaneur d'émotions. A ma droite, la grande esplanade des fêtes et manèges où les installations se pressent autour de l'ancienne halle aux grains comme des damiers de bastides autour de l'église, en face, le cours de la République où les stands face à face s'adossent aux platanes devant les contre-allées laissées libres et glissent sur quatre cent mètres jusqu'au pont du canal. J'irai tout droit, c'est à l'ombre.
Le grand bassin de Castelnaudary peint par l'auteur
Crédit photo : Collection Robert Cavaillès |
La Collégiale de Castelnaudary (1955) - Huile sur toile
Crédit photo : Collection Robert Cavaillès |
Enfin, le cœur du marché, le cœur de mon enfance aussi. Pas un seul lundi de vacances que je n'aie passé en entier derrière l'étalage de mes parents qui ce jour-là délaissaient le magasin pour tenir place ici. C'était ma caverne d'Ali Baba en plein air, tant d'objets différents et intouchables à portée de main, tant de cartons vides où disparaître, tant de dégaines et de tics, tant de chicaneries, disputes et embrassades dans ce défilé ininterrompu. C'était, même en hiver, ma meilleure et plus longue récré.
La Braderie
Je remonte par l'arrière vers le haut de la place de La Liberté, le "Champ du Roy" ainsi que la nomment encore beaucoup d'anciens dont mes parents. Je dépasse l'estaminet d'angle, "Au champ du Roy", en quelques pas, à peine si la modeste devanture suffit à contenir l'enseigne. Tenace, lui aussi, le bistrot. La rue est calme, calé entre le mur continu de la place en terrasse, et en face, la file de magasins qui montent avec la rue. L'animation est là-haut, derrière la muraille. La rue en pente m'y conduit, dans quelques pas il suffira de lever la tête pour le voir. Rien à voir avec le marché traditionnel, c'est une braderie improvisée, un bazar de plein air hétéroclite et clinquant avec, souvent en vrac à même le sol, les restes des grands marchés. Le paradis du "tout à un franc". J'aime ce capharnaüm qui me rappelle les immenses greniers de notre première maison. Je suis enfin de plain-pied avec la place qui grouille et fourmille. le chaland marchande, farfouille, brasse et palabre dans l'odeur crue des plastiques et la fadeur des vieilles fripes autour d'une Daphné sur son socle, statue du 19ème siècle encagée de grilles, seul point statique et froid au bord de la place.
Robert Cavaillès
Pour en savoir plus…
Les tableaux qui illustrent cet article sont extraits du recueil de poèmes et catalogue d'art plastique de
Robert Cavaillès «Le vieux cahier».