Les Lauragais dans l'enfer Si les quelques deux cents lettres et cartes de Louis écrites à sa mère Madeleine, entre 1914 et 1918, trouvées dans le grenier familial ne donnent aucune information précise sur le déroulement des opérations militaires, à cause de la censure, elles racontent de façon émouvante comment un enfant du Lauragais et sa mère, veuve devenue chef d'entreprise malgré elle, ont traversé ces années de guerre. |
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La découverte
Ces lettres se trouvaient dans un petit sac de chanvre, bien gonflé par son contenu, dans un coin abandonné du grenier familial. Il y avait là des centaines de lettres, sans leurs enveloppes mais soigneusement repliées et rangées après lecture, et des cartes de correspondance, toutes signées de la main de mon père et toutes adressées à sa mère, Mme Vve Madeleine Ariès. Toute la correspondance de mon père à sa mère pendant la guerre de 14, était là.
Sur le sol poussiéreux du grenier, j'en ai ouvert une, puis une deuxième et une troisième, et beaucoup d'autres encore, sans jamais me lasser de lire à leur début des « Ma bien chère Mère » et à la fin des « Reçois de ton fils qui t'aime de tout son cœur ses plus doux baisers ». Des pages à l'encre pour certaines, au crayon à papier et plus rapides pour d'autres, mais toujours d'une belle écriture régulière et toujours rassurantes et remplies de tendresse pour sa mère.
Il y avait tant à lire et tant à apprendre. Ici Louis deman-de à sa mère de lui envoyer la bague que son oncle portait pendant la guerre de Crimée, elle lui avait porté tellement chance. Là, il lui demande une boîte de cassoulet de la maison Bouis-sou, pour faire goûter à ses copains le plat emblématique de son pays natal. Dans celle-ci, blessé, il est à l'hôpital et parle de Jeanne, sa bien-aimée. Cette autre lettre, écrite rapidement sur une petite page fatiguée de carnet, du bout d'un crayon à la mine arrondie par tous les mots qu'elle a écrit, sent encore l'angoisse et la peur. Les yeux fatigués d'avoir voulu trop lire, j'ai remis les lettres dans le petit sac de chanvre beige et je suis redescendu du grenier, avec lui.
Un chaurien de la classe 1913
Né à Castelnaudary, le 28 décembre 1893, Louis part faire son service militaire, en janvier 1913, à Bonifacio (Corse) au 173e régiment d'infanterie ; il vient juste de faire 19 ans. Ses copains du Lauragais font leur service militaire au 143e RI, caserné à Castelnaudary et à Carcassonne, d'autres sont à Toulouse au 14e RI, ou à Castres, Albi, Narbonne ou autre lieu encore. Il est fils unique et orphelin de père.
Sa mère, qui a perdu ses trois premiers enfants, a poussé Louis à faire ses études jusqu'au Baccalauréat et s'est chargée courageusement de gérer l'entreprise familiale ; un commerce de récupération et de négoce de plume, de laine, de peau, et autres ferrailles, ainsi que de vente de charbon des mines d'Albi, créé par son père et son époux dans les années 1880. Arrivé au Bac, Louis reprend l'entreprise familiale pour soulager sa mère. Quand il part faire son service militaire, Madeleine de-vra s'occuper, à 50 ans, de la gestion de l'entreprise (Fig. 1).
Déclaration de guerre
C'est avec angoisse, que la mère de Louis suit dans la presse l'évolution des événements et la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie le 28 juillet. A cette annonce, elle écrit de suite à Louis pour lui faire part de ses craintes ; il lui répond le 2 août (Fig. 2) :
Ma bien chère Mère,
J'ai reçu hier matin ta lettre et n'ai pu encore y répondre.
Sois calme ma chère maman et ne te fais pas de souci,
ne te désole pas comme tu me parais le faire. Soigne-toi bien et laissons courir les événements, Dieu disposera.
La mobilisation générale a été déclarée (….).
Encore une fois adieu et au revoir.
Reçois mère chérie de ton fils qui t'aime ses plus tendres baisers
Aries Louis
Trois jours après, le 5 août, il annonce à sa mère qu'il part à la guerre.
« C'est fait, ma pauvre maman, la guerre est déclarée, mais je ne crois pas qu'encore il y ait beaucoup à craindre. Nous devons partir pour Marseille. Je ne sais quand, puis nous rendre à l'est dans un fort, mais seulement dans le cas où l'on aurait absolument besoin de nous, ce qui n'est guère probable, l'Allemagne a divisé ses forces en trois et par conséquent nous serions suffisamment forts avec les régiments du Nord et du Centre. Donc, mère ne te soucie pas trop, et ne te dé-sole pas. (….).
Mais au moins, ma pauvre mère ne te fais pas du mauvais sang, car il n'y a encore rien qui puisse être inquiétant (….) il se pourrait bien que je ne me batte pas, et ensuite la guerre ne durera pas longtemps, dans trois semaines ou un mois tout sera sûrement fini et alors je reviendrai heureux pour te consoler moi-même des craintes, des inquiétudes que t'auront causé ces moments.
Je suis heureux d'avoir la bague de l'oncle, cette bague qui a vu la Crimée, l'Algérie verra aussi l'Allemagne et ne faillira sûrement pas de revenir encore au foyer où elle a si longtemps vécu et où elle voudra vivre encore (…) »
Fig.2 : Lettre du 2 août 1914, avant le départ au front |
Livret militaire de Louis Ariès, classe 1913 |
Louis rejoint à pied avec son régiment, le casernement de mobilisation à Ajaccio, à 140 km de Bonifacio. En cours de route, le 10 août il adresse à sa mère une carte postale de Sainte-Marie-Sichè. « Nous arriverons demain à 9 h à Ajaccio, je me porte très bien, nous trouvons sur notre passage une population très aimable et avenante pour nous ; on nous donne des bouteilles de vin sur notre passage (….).
Arrivé à Marseille par bateau, le régiment se dirige en train vers le nord de la France, Lyon, Dijon et Châlons-sur-Saône. Louis donne de ses nouvelles à sa mère le 15 août, sur une carte postale représentant la Sucrerie de Chalon-Sur-Saône. « Encore mille Caresses de Route de ton fils. Louis ». Pendant les quinze derniers jours du mois d'août, Louis enverra plusieurs cartes à sa mère, mais elle n'en recevra aucune. Le régiment de Louis a rejoint, au front, le 15e corps (30e division d'infanterie, 59e bataillon d'infanterie) de la IIe armée, commandée par le général Curières de Castelnau, pour combattre auprès des Lauragais du 143e RI de Castelnaudary (16e corps, 32e division d'infanterie, 64e bataillon d'infanterie).
Le Midi monte au front rempli d'espoir
La 2e Armée avec notamment le 143e RI de Castelnaudary (caserne Lapasset), a pour mission d'attaquer en Lorraine, vers Morhange et de reconquérir les territoires perdus après la guerre de1870. Trois divisions devront pénétrer en terrain ennemi par la trouée de Charmes, entre les forts des hauts de Meuse et ceux des hauts de Moselle ; une zone à haut risque. Les régiments de Carcassonne, Castres, Albi, Rodez et d'autres des environs, combattront côte à côte.
Des Lauragais haut-Garonnais, comme ceux du 14e RI de Toulouse de la caserne Niel (17e corps, 34e DI, 67e BI), sont dans la IVe Armée, avec le général Langle de Cary, dont la mission est de surveiller la frontière Belge dans le massif ardennais ; le moment venu ils devront passer la frontière et pénétrer en Allemagne.
Fig.3 : Bataille des frontières, mouvements des corps d'armée : 15e CA Marseille, 29e DI (Nice),
30e DI (Avignon) et 2e DIC (Toulon) - 16e CA Montpellier, 31e DI (Montpellier) et 32e DI (Perpignan)
20e CA Nancy, 11e DI (Nancy), 39e DI (Toul) et 2e DC (Lunéville)
A Castelnaudary, le 143e RI a eu 7 jours pour se préparer. Le samedi 8 août, Madeleine voit passer les 2e et 3e bataillons allant embarquer à la gare de chemin de fer en direction de la Lorraine par Lyon, Dijon, puis Is-sur-Tille. Le dimanche 9 août, ils débarquent à Hymont-Mattaincourt à 25 kilomètres au nord-ouest d'Epinal dans les Vosges. Le lundi 10 août, le 143e se dirige à pied nord-est par Bainville-aux-Miroirs, Méhoncourt, Lamath, Vého et arrive à Amenoncourt à proximité de la frontière. Sous les ordres du Colonel Henri Pierre Berguin, il franchit la frontière et marche sur Avricourt le 16 août (Fi g. 4) : le régiment est déjà en Lorraine annexée, sans avoir eu à combattre. L'ennemi ne devrait pas résister à l'élan de cette offensive éclair, pensent les Lauragais.
Le 14e RI de Toulouse est en pleine période d'instruction, au camp de Caylus dans le Tarn-et-Garonne à une centaine de kilomètres de son casernement quand la guerre est déclarée. En trois dures étapes de plus de trente kilomètres, il regagne à pied Toulouse ; le jeudi 6 août, il quitte la caserne pour rejoindre sa base de concentration dans le nord de la France, sous les ordres du Colonel Savatier. Il débarque le samedi 8 août à Valmy, à une cinquantaine de kilomètre à l'ouest de Verdun et va cantonner à Courtemont, puis à Langres, Nouart et Beauclair. Le dimanche 16 août, il traverse la Meuse à Souilly, cantonne le soir à Vaux et y reste au repos jusqu'au vendredi 21. Ils ne sont plus qu'à une dizaine de kilomètres de la frontière Belge.
Bataille des frontières
Du côté de la Lorraine, la IIe armée a franchi la frontière le 14 août et bousculé non sans dommage les premiers éléments de la défense allemande. Ses 15e, 16e et 20e corps progressent maintenant courageusement, côte à côte, à 2 ou 3 kilomètres les uns des autres, dans un terrain parfaitement bien mis en défense par l'ennemi. Ils avancent en casquette et pantalons rouges, simplement armés de fusils, avec l'appui de leurs fameux canons de 75, sous une pluie de balles de mitrailleuses et d'obus de canons de tous calibres, nombreux, puissants et habilement camouflés. Convaincus que leur marche en avant se ferait sans problème, ils tombent sur des tranchées en ciment armé, toutes remplies d'hom-mes et de mitrailleuses : les Lauragais sont en enfer (Fig. 3).
Le 20 août, vers Dieuze, en direction de Morhange, à une dizaine de kilomètres après la frontière dans le secteur où se trouve Louis, c'est déjà un bain de sang, lorsque le prince Rupprecht de Bavière contre-attaque. Louis verra les bavarois déferler par vagues nombreuses malgré les tirs des canons de 75, dans la plaine de Vergaline et la forêt toute proche. Quand la retraite sonne vers midi, pour refaire les forces, la moitié de l'effectif est déjà hors de combat.
Ce 20 août, à dix kilomètres plus à l'est, au nord du village d'Angviller, à 4 heures du matin, le 2e bataillon du 143e de Castelnaudary s'efforce en vain de contenir les assaillants lourdement armés. A 6 heures les 1er et 3e bataillons, après avoir fortifié les positions, montent à l'assaut, pour repousser l'ennemi et protéger le repli du 2e bataillon lourdement éprouvé. Après une charge héroïque à la baïonnette, le 1er bataillon doit se replier. Le 3e bataillon complètement encerclé dans la forêt, est dégagé par les mitrailleuses du 2e bataillons venues à la rescousse. Le Colonel Berguin et le Général Diou du 143e, montrent l'exemple en première ligne, et perdent la vie.
A la frontière belge, c'est le 22 août, jour le plus meurtrier de la guerre (27 000 morts), que les Lauragais du 14e RI de Toulouse, connaissent le baptême du feu. Près d'Anloy, ils surprennent un bataillon allemand lourdement armé, en formation de marche pour envahir la France. L'attaque surprise cause de nombreuses pertes à l'ennemi et l'oblige à venir s'abriter à la lisière sud du village : un village solidement fortifié par des tranchées couvertes et protégées par un réseau large et très dense de fils de fer barbelés. Artilleurs et mitrailleurs allemands invisibles, et abrités, sont rapidement en action. Les hommes du 14e, fauchés par le tir excessivement meurtrier d'un ennemi qui déjà se terre, se replient sans avoir réellement combattu, jusqu'à l'offensive victorieuse du 6 au 10 septembre, soutenue par l'arrivée des célèbres « taxis de la Marne » avec les troupes concentrées à Paris.
Côté lorrain, après une retraite meurtrière, mais en bon ordre malgré la pression allemande, l'armée de Castelnau a stoppé l'avancée des Bavarois dans la trouée de Charmes, près de Lunéville. Louis sera blessé le 1er septembre, dans cette offensive pour reconquérir Lunéville, et évacué vers un hôpital militaire à l'arrière du front. Le vendredi 4 septembre, à une soixantaine de kilomètres au sud de Dijon, Louis envoie une carte postale à sa mère, représentant la place d'armes de Chagny, avec quelques mots. Ce sont les premières nouvelles que Madeleine reçoit de son fils, depuis qu'il est au front « Retourne sur Montpellier, très bonne santé, écrirai dès arrivée, bons Baisers. Louis. »
Fig. 4 – Equipe des téléphonistes et télégraphistes (Hôtel des postes Gutenberg succursale du Bois de Ranzières) ;
Louis est le deuxième soldat à partir de la droite (2e rang).
Le lendemain, samedi 5 septembre, dans une longue lettre, Louis explique qu'il est hospitalisé à Rodez, et qu'il a retrouvé d'autres Lauragais blessés notamment aux jambes. Il s'agit de l'un des nombreux hôpitaux complémentaires implantés à la hâte, devant les dégâts causés par les balles de mitrailleuse et les éclats d'obus. Celui de Rodez était situé dans les locaux de l'Ecole Normale de garçons. A Castelnaudary, l'Hôpital Complémentaire était situé à la caserne Saint-François, rue des coquetiers (Faubourg Mauléon), et à Villefranche-de-Lauragais il était installé à l'ancienne école des Frères, place de la Pradelle, à l'angle de la rue Thiers. A Revel les blessés sont accueillis, dès le mois de septembre, dans le collège et son internat qui viennent d'être terminés.
Après guérison, Louis remontera au front, à quelques kilomètres au sud-est de Verdun, du côté de la tranchée de Calonne et du saillant de Saint-Mihiel, pointe avancée de l'armée allemande. Il y connaîtra les dures conditions de survie dans les tranchées à proximité de Verdun. Téléphoniste et agent de liaison, il participera aux combats meurtriers pour la prise de la crête des Eparges (Fig. 4). Fait prisonnier le 24 avril 1915, il partira en captivité en Bavière au camp de Würzburg, et reviendra dans son foyer quelques mois après la signature de l'armistice du 11 novembre 1918, probablement début 1919.
Lucien ARIES*
Crédit photos Lucien Ariès
*Auteur de « Un Lauragais dans l'enfer de 14 - le combattant » 320 pages - En librairie.