Hervé Bourdil, le bois dans les veines
Hervé Bourdil a d’abord la stature de l’homme tranquille qui a traversé la vie entouré des siens, à quelques mètres seulement des murs qui l’ont vu naître. Il faut attendre que l’on aborde sa vie de charpentier pour que, dans l’instant, la passion l’habite tout entier. Comme nombre d’artisans, il fait partie de ceux chez qui l’homme et le métier se confondent. Dans ses veines comme dans celles du bois qu’il a tant aimé travailler, il coule la même noblesse, la même recherche d’excellence. Au final, on devine dans le regard fier de l’ancien charpentier, la satisfaction d’une vie toute entière dédiée au « travail bien fait ».
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La rigueur de l’apprentissage familial
Chez les Bourdil, le bois est une passion atavique. Antoine Bonnet, l’arrière-arrière grand-père d’Hervé, fonde l’atelier familial au début du 19ième siècle. Comme il est souvent de rigueur à l’époque, l’aïeul avait plusieurs cordes à son arc : la mécanique et les métiers du bois. Deux générations plus tard, la guerre va marquer le début de l’apprentissage de son arrière petit-fils. Comment aurait-il pu en être autrement, s’interroge-t-on ? Hervé confesse qu’il ne s’est jamais posé la question. Dès son plus jeune âge, il passe le plus clair de son temps libre dans l’atelier familial à réaliser les menus travaux que l’on veut bien lui confier, l’amour du métier est déjà là… Son certificat d’études en poche, dès le lendemain de son obtention, nous précise-t-il, il débute son apprentissage. Dans la famille, la tradition veut que cette tâche soit assurée par le grand-père de l’apprenant. Au lendemain de la déclaration de guerre, il n’aurait pas pu en être autrement : le père d’Hervé est affecté à la cartoucherie de Toulouse. C’est donc aux côtés de Paul, son grand-père, qu’Hervé fait ses premiers gestes d’apprenti charpentier. “Il était très sévère et chaque erreur me valait un coup de masse dans les jambes, nous confesse-t-il. La seule chose qui importait était d’apprendre le métier dans les règles de l’art. Il m’était par conséquent formellement interdit d’utiliser les quelques machines dont nous disposions, l’apprentissage était avant tout manuel ! conclut-il". Malgré le tempérament bourru de son grand-père, Hervé semble être plein de reconnaissance pour celui qui lui a tout appris et qu’il surnommait le “Roi de la hache” en raison de son rejet de la mécanisation.
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Cette mortaiseuse à mèche est une véritable pièce de collection : c’est l’un des outils fabriqués par l’aïeul d’Hervé Bourdil
au 19ème siècle. Il s’agit d’une perceuse qui s’utilise horizontalement. Au fil des ans, l’outil a été amélioré
pour devenir une pièce unique. |
C’est à la main qu’Hervé Bourdil apprend d’abord
les métiers du bois. Cette exigence à laquelle tenait
beaucoup son grand-père lui a permis d’apprendre la
précision, l’adresse mais également l’endurance requises
pour être un bon charpentier. |
Un apprentissage marqué par la guerre
- L’âpreté des débuts
Pendant quelques années, Paul va enseigner à son petit-fils comment travailler le bois, choisir les matériaux, utiliser les différentes essences à disposition. La première année, il lui confiera principalement la fabrication des chevilles en bois du Nord qui devaient être utilisées pour monter certaines menuiseries. Il s’attaquera ensuite à la fabrication de chevilles plus importantes, utiles au montage des charpentes puis épaulera son aïeul dans la fabrication des escaliers. Malgré la disponi-bilité de certaines machines dans l’atelier, Paul demandait à son petit-fils de fabriquer chaque limon à la main, à l’aide d’une simple scie allemande. La tâche était ardue car il s’agissait de scier droit des dizaines de pièces avant de s’attaquer ensuite aux mar-ches, puis contremarches… Les finitions ne s’avéraient pas plus faciles : il convenait d’aplanir la surface de chaque pièce, et nul besoin de préciser que le contrôle a posteriori de la production était des plus scrupuleux. Toutes les tâches fastidieuses étaient généralement confiées aux petites mains. Il s’agissait, pour l’homme de métier, d’une éta-pe essentielle dans l’apprentissage du métier de charpentier. D’autres travaux mobilisaient davantage la force et l’endurance du jeune apprenti, notamment la coupe des peupliers. Pour anticiper la réalisation d’une charpente d’été par exemple, Hervé et son grand-père partaient en plein hiver dans la campagne lauragaise abattre des peupliers. Le travail d’équarrissage, consistant à couper tous les nœuds, était particulièrement pénible mais encore une fois tout devait se faire à la hache… L’entêtement de Paul ne manquait pas d’agacer le père d’Hervé qui constatait, chaque dimanche, à son retour de la cartoucherie, que la scie n’était plus jamais activée dans l’atelier familial ! Le pays était cependant en guerre et faute de mieux, c’était déjà bien heureux que son père puisse continuer à faire marcher l’entreprise familiale tout en assurant la formation de son fils.
- Une diversification nécessaire
A cette époque, le charpentier devait diversifier son activité, notamment en hiver pour continuer à nourrir sa famille. Si son cœur de métier restait la charpente des habitations et des bâtiments agricoles ainsi que la menuiserie, il fabriquait également des cercueils et des meubles massifs. Plus ponctuellement, il restaurait des meubles anciens et s’était même équipé pour faire le battage dans les fermes alentour. Ce contexte particulier a permis à Hervé de bénéficier d’un apprentissage très large, couvrant plusieurs corps de métiers du bâtiment. Il sera cependant marqué en 1942 par un événement dramatique : l’incendie de l’atelier familial où l’artisan venait tout juste d’entreposer l’équivalent de deux camions de bois de cèdre. La solidarité qui s’ensuivit permit cependant à la famille de remonter un atelier : tous les villageois se mobilisèrent pour dégager les machines carbonisées et le médecin du village fit spontanément don d’une scie agrume dont il se servait occasionnellement. Cette aide fut d’un secours inestimable à la famille car il était alors impensable d’emprunter de l’argent pour faire face à de telles déconvenues. La débrouille était de rigueur dans une société où l’entraide allait, il faut le souligner, plus facilement de soi.
Le rabot à moulure était utilisé, comme son nom l’indique, pour fabriquer les moulures des portes, fenêtres ou meubles. Sa lame d'acier, aiguisée et moulurée est emmanchée obliquement dans une pièce de bois de forme allongée. |
Les moulins de granit du charpentier
Pendant la seconde guerre mondiale, Hervé a épaulé son grand-père dans la fabrication de petits moulins en granit fonctionnant avec des moteurs électriques. Mesurant 1,80 mètre de haut et 1,20 mètre de circonférence, ils étaient équipés d’une meule de 60 à 80 cm. Ces moulins furent utiles aux paysans qui cherchaient une solution plus économique que l’achat d’un concasseur pour fabriquer la farine destinée à nourrir leurs troupeaux. Ils leur ont permis de faire face à la fermeture ou aux restrictions qui frappaient les moulins sur le territoire. Leur utilité fut reconnue au-delà des frontières du Lauragais puisque le Préfet du Lot en personne passera à son tour commande pour nourrir la population cette fois.
Les charpentes du Lauragais
Pendant sa vie active, Hervé Bourdil a surtout fabriqué des charpentes traditionnelles, reconnaissables à leur forme triangulaire et si courantes dans la campagne alentour. Il lui est arrivé plus rarement d’intervenir sur des ouvrages spéciaux en réalisant une charpente et une couverture en ardoise pour un château par exemple, ou encore en restaurant une charpente à le chinoise, à la ligne incurvée, sur des pigeonniers. |
1961 : Hervé s’installe
Cela fait maintenant bien longtemps qu’Hervé a terminé son apprentissage, mais il ne deviendra son propre patron qu’à la retraite de son père, en 1961. Il aurait pu partir chef d’équipe dans quelques entreprises florissantes de la région mais il a choisi d’être artisan. En réalité, il aimait trop ce métier et l’ambiance d’atelier pour quitter Saint-Félix-Lauragais. Tous ses ouvriers le tutoyaient et l’appelaient par son prénom. Pour Hervé, cette relation était essentielle pour faire du bon travail, il attendait de son équipe honnêteté et rigueur, et essayait en retour d’être ferme mais juste. La coordination de tous était primordiale pour mener à bien les chantiers qui lui étaient confiés et pour travailler dans les meilleures conditions de sécurité. Il ne faut pas oublier que le métier de charpentier est en effet un métier à risque. Hervé en a fait les frais quelques années auparavant. A 26 ans, alors qu’il travaillait à la réalisation d’une toiture, il a fait une chute de 5 mètres et a atterri sur les fesses, le médecin conclut à une fracture de la colonne vertébrale. Quelques mois plus tard, alors qu’il procède à l’installation d’une cage d’escalier, il est tout à coup pris de vertiges, on l’envoie alors faire une radio de la colonne. Le diagnostic est édifiant : une des vertèbres lombaires a en réalité éclaté lors de l’accident et le charpentier est passé à côté d’une paralysie irréversible. Cet incident qui appartient selon lui aux risques du métier l’a fait souffrir toute sa vie. Il reste cependant philosophe en affirmant qu’”il n’y a rien d’exceptionnel à cela : tous les charpentiers sont estropiés !”.
Le charpentier et le bois : des destins liés
- Quel bois pour quels travaux ?
A l’époque, le bois était le matériau d’excellence du charpentier. Il mettait le plus grand soin à sélectionner son essence et appliquait des règles qui demeurent encore en vigueur aujourd’hui. Pour la menuiserie, les fenêtres et les portes par exemple, Hervé utilisait du bois du Nord. Pour les escaliers, il optait plutôt pour l’ormeau et pour la charpente il choisissait du sapin venant tout droit de la forêt de Bélesta en Ariège. Il lui fallait environ 10 m3 pour réaliser une charpente. Pour les meubles, il utilisait du bois d’arbres fruitiers récupérés ça et là, du noyer et du cerisier par exemple. Chaque année le charpentier consommait environ 70 m3 de bois.
- L’aubaine du remembrement
En 1975, la France rurale s’engage dans un vaste remembrement. Dans le Lauragais, plusieurs ouvriers sont à pied d’œuvre parcourant la campagne pour redessiner les parcelles, abattre arbres et bosquets. La soif les tenaille, à l’occasion d’un de leurs fréquents allers-retours à l’épicerie de Saint-Felix-Lauragais, l’un d’eux frappe à la porte de l’atelier d’Hervé. Ils ont trouvé un carolin, une variété de peuplier, et le lui proposent en échange d’un petit défraiement destiné à acheter des boissons supplémentaires. Pendant les mois qui suivent, Hervé se voit proposer des chênes, des ormeaux, des frênes …Son espace de stockage est rapidement saturé et bientôt c’est un de ses ouvriers qui entreposera le bois chez lui. Hervé et son équipe s’attelleront à scier le bois ainsi récupéré pendant plus de six mois. Il servira principalement à fabriquer les chevrons des futures charpentes.
Le racloir permet de procéder à un raclage grossier, d’enlever les éclats et les aspérités à la surface des éléments de menuiserie.
Il est composé d’une lame de métal encastrée dans une pièce de bois. Il existe plusieurs catégories de racloir
dont une est dédiée à la finition des ouvrages.
Les moissons de la Toussaint …
Qu’il s’agisse de refaire un toit d’habitation ou la charpente d’une étable, la commande des gros travaux était généralement passée au minimum deux ans à l’avance. Pour les chantiers conséquents, qui nécessitaient une longue préparation, les artisans étaient payés une fois par an, à la Toussaint, en même temps que les employés de ferme. “A la Toussaint, nous étions riches !” se rappelle joyeusement Hervé Bourdil. |
Quelles évolutions à l’aune d’une vie d’artisan ?
De ses 44 années d’artisanat, Hervé Bourdil a gardé en mémoire les valeurs qui guidaient son travail. Il se souvient de la solidarité qui existait alors entre les différents corps du bâtiment. “Lorsqu’il était question de porter les poutres qui devaient composer la charpente ou d’autres pièces de cette stature, maçons, charpentiers et toute personne qui se trouvait sur le chantier travaillaient de concert. La même solidarité s’exprimait spontanément lorsqu’il s’agissait de porter quelques tas de cailloux pour venir en aide aux maçons”, précise-t-il. Nous n’étions pas encore équipés de grues ou de machines portatives facilitant les assemblages. Aujourd’hui, les corps de métiers sont plus cloisonnés et ne se trouvent pas forcément en même temps sur un chantier. Comme dans beaucoup de métiers, la mécanisation a petit à petit remplacé l’entraide même si l’esprit perdure parfois” constate-t-il. Ces changements ont profondément changé le métier de charpentier. Aujourd’hui ce dernier réalise une charpente en 15 jours ou 3 semaines alors que le double était nécessaire à l’époque car tout était réalisé à la main. Hervé Bourdil constate également une plus grande spécialisation de chaque corps de métiers du bâtiment. De nombreux charpentiers ne réalisent plus de nos jours d’ouvrages de menuiserie, la production étant largement assurée par des artisans spécialisés. En dépit de ces profondes mutations, Hervé Bourdil estime que le charpentier d’hier et celui d’aujourd’hui sont tenus d’avoir les même qualités : la rigueur, la précision, une grande technicité et forcément l’amour du travail bien fait. “La satisfaction du client est toujours la plus grande récompense pour un artisan. Personnellement, j’ai toujours su jauger celle de mes clients de manière très simple : s’il me disait bonjour c’est qu’ils étaient contents, s’ils passaient leur chemin, c’est que quelque chose leur avait déplu. Je pense que cela n’a pas changé !”, lance Hervé dans un sourire. Même s’il ne le dit qu’à demi-mot, il garde une réelle nostalgie de ses années de labeur. S’il est parti officiellement à la retraite à 60 ans, il a continué à investir l’atelier familial jusqu’à ses 80 ans, et ne lui parlez pas de congés, à l’exception d’un mois passé chez son fils à Dakar, sa place a toujours été dans son atelier. “C’est vrai que mon métier passait souvent avant tout le reste. Mon épouse Mimi a eu parfois du mal à l’accepter, elle qui était fille de gendarme !”, explique-t-il les yeux rieurs. Au final, lorsque la nostalgie est trop grande, Hervé va encore couper du bois, c’est dans ce travail de “galérien” qu’il sent la vie à nouveau bouillonner en lui.
Le rabot guillaume était destiné, grâce à sa partie saillante, à créer des feuillures,
c’est-à-dire des en-tailles permettant d’emboîter différentes pièces de bois.
Connaître le cœur du bois
Pour exercer son métier, Hervé Bourdil a appliqué un ensemble d’enseignements qui lui ont été transmis par son grand-père. Par exemple, le cœur de l’arbre doit toujours être tourné vers le soleil. Pour fabriquer des volets, ce cœur doit donc toujours être orienté vers l’extérieur pour éviter que le bois ne se voile. Il en est de même dans la fabrication des meubles. Comme quoi, les métiers du bois sont bel et bien des métiers de cœur… |
Le bouvet est un outil qui servait à faire des emboîtages. Il était fréquemment utilisé pour réaliser
des petites pièces de menuiserie comme les étagères par exemple.
Ce matin de janvier, alors qu’Hervé Bourdil nous reçoit, une arrière-petite-fille, “une de plus” annonce-t-il, a vu le jour dans la nuit. Nous la laissons avec ces quelques mots du poète Charles Péguy qui racontent avec tant de justesse cette catégorie d’hommes à laquelle appartient son arrière grand-père : “Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c'est le propre d'un honneur. Il fallait qu'un bâton de chaise fût bien fait (…) Il ne fallait pas qu'il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire (…) Il fallait qu'il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même (…) Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu'on voyait" (1)…
Isabelle Barèges
Crédit photos : Isabelle Barèges
1) Extrait de “Joie du travail”, Charles Péguy |