La peste en Lauragais aux XVIe et XVIIIe siècles L’objet de cet article est de montrer ce que représentait la peste en Lauragais sous l’Ancien Régime et la perception qu’en avait la population, de suivre son cheminement et de présenter les mesures prises par les consuls des villes et des villages lors des épidémies pesteuses. Pour l’introduire, il convient de rappeler brièvement, en dépassant son cadre géographique et historique, l’origine et la propagation de la peste, les formes qu’elle revêt, les symptômes qui la caractérisent. Origine et propagation de la peste - La peste est une maladie des rongeurs, particulièrement du rat, qui se transmet à l’homme par les puces. Son origine se perd dans la nuit des temps. Depuis le début de notre ère, trois pandémies ont été identifiées. La première, dite de Justinien, venant d’Egypte, atteignit Constantinople en 542 et s’acheva, deux siècles plus tard, à Naples en 762. La seconde éclata, avec la "mort noire" qui, de 1347 à 1352, ravagea l’Europe ; on situe sa dernière manifestation à Constantinople en 1839. Après cette date, la maladie continua à sévir de manière endémique au Proche et au Moyen Orient et explosa en Asie en 1894, déclenchant la troisième pandémie ; celle-ci, aux effets bien moins meurtriers que les précédentes dura un demi-siècle. Elle fut suivie par des épisodes épidémiques mineurs. Les formes et les symptômes de la peste |
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Saint Roch (vers 1340 - 1379) (Sant Ròc en occitan), confesseur à Montpellier, est le patron des pélerins et de nombreuses confréries ou corporations : chirurgiens, apothicaires, paveurs de rues, fourreurs, pelletiers, fripiers, cardeurs, et aussi le protecteur des animaux. Soignant les malades de la peste, il l'attrapa et en guérit. Son culte, très populaire, s'est répandu dans le monde entier. |
La peste bubonique
Après une incubation de un à six jours, la maladie débute brutalement par une forte température. Au point de piqûre de la puce se produit une pustule qui, se nécrosant, produit ordinairement une plaque gangréneuse noirâtre, le charbon pesteux. Dès le deuxième ou le troisième jour apparaît, à l’aine, à l’aisselle ou au cou, une tuméfaction ganglionnaire très douloureuse, le bubon. On observe fréquemment des céphalées, des troubles nerveux et psychiques, parfois des vomissements et des diarrhées. Le point de basculement de la maladie se situe au bout de huit à dix jours : si des complications septicémiques apparaissent (ce qui est le cas le plus fréquent) l’issue est fatale, à plus ou moins brève échéance, sinon le malade entre en convalescence.
La peste pulmonaire
L’incubation ne dépasse pas trois jours. A une asphyxie progressive s’ajoutent des troubles nerveux ; le malade entre rapidement dans le coma. La mort survient deux à trois jours après le début des troubles.
Il semble, qu’à l’époque qui nous occupe, le Lauragais n’aît pas connu des épisodes de peste pulmonaire.
La perception des causes et de la propagation de la peste
En Lauragais, comme dans l’ensemble du monde chrétien, la peste était considérée comme un châtiment de Dieu. Dans le livre de Daniel (v. 165 avant J.C.), elle est présentée comme un des trois "fléaux de Dieu", les deux autres (qui souvent l’accompagnaient lors des épisodes pesteux) étant la famine et la guerre. Le Justicier divin était censé projeter sur la terre un venin pestilent dont la diffusion était favorisée par des conjonctions astrales néfastes.
La contagion était perçue comme une contamination qui se faisait par l’intermédiaire de l’air vicié qui infectait les personnes et les objets, lesquels restituaient par exhalaison le miasme pestilentiel dont ils avaient été imprégnés. Les médecins s’efforçaient de protéger les organismes de l’action du venin pestilent qui, selon l’enseignement de la Faculté, altérait les humeurs et menaçait la fonction cardiaque. L’Eglise invitait à la prière et prônait la résignation.
Le cheminement de la peste en Lauragais
Lorsque, par bonheur, ils nous sont parvenus, les comptes-rendus des délibérations des conseils politiques (c’est-à-dire des conseils municipaux) nous renseignent mieux que tout autre document sur la présence de la peste dans une ville ou un village. Il en est ainsi pour Castelnaudary, ville principale du comté dont les registres des séances de cette assemblée ont été tenus (et conservés) depuis 1515. Nous avons également exploité pour les épidémies du XVIIème siècle les archives du village de Labécède.
Les testaments reçus par les notaires constituent une source précieuse d’informations sur les parcours de la peste : nous l’avons largement utilisée. Ces documents sont toutefois très lacunaires, la plupart des notaires étant réticents à approcher un pestiféré. Ils ne sauraient servir de base à une étude statistique portant sur l’importance d’un épisode pesteux ; ils permettent néanmoins de répérer la présence de la "maladie contagieuse" en un lieu donné et de tracer (en pointillés) son cheminement à travers le Lauragais.
Illustration de la peste noire tirée de la bible de Toggenburg (1411)
Les épisodes pesteux du XVIème siècle
La production notariale qui nous est parvenue ne nous éclaire pas sur les lieux du Lauragais touchés par la peste dans la première moitié du XVIème siècle. C’est par les délibérations du conseil politique de Castelnaudary que nous savons qu’elle sévissait en cette ville en 1516-1517 et de 1520 à 1524. Un répit de quelque trente ans suivit : on ne parla plus de peste à Castelnaudary jusqu’en 1557.
Deux épisodes pesteux importants frappèrent le Lauragais dans la seconde moitié du siècle : en 1558-1565 et 1591-1594.
La "maladie contagieuse" avait investi Toulouse en octobre 1557. Elle atteignit Castelnaudary en juin 1558 et y fit plusieurs apparitions jusqu’à l’été de 1564. En 1562 et 1563, nous la trouvons à Préserville, à Montesquieu, à Trébons, à Fourquevaux, à Caraman, à Labastide-de-Beauvoir.
La période 1591-1594 fut marquée par la conjonction des trois "fléaux de Dieu" : les guerres de religion qui n’en finissaient pas dans l’aire d’influence du Parlement de Toulouse, la famine qui frappa durement la province et une épidémie pesteuse particulièrement violente.
A en croire les chroniqueurs, la peste aurait fait, durant l’été de 1589 et en quelques jours seulement 7 000 victimes à Nîmes et aurait causé, en octobre 1590, près de Narbonne, la mort de 4 000 lansquenets de l’armée du duc de Joyeuse. Ces chiffres sont manifestement très exagérés, mais ils n’en expriment pas moins l’ampleur de l’hécatombe.
La "maladie contagieuse" semble avoir envahi le Lauragais à partir du foyer narbonnais. Elle fut reconnue à Fanjeaux le 10 septembre 1591 ; elle était à Castelnaudary la semaine suivante et elle y demeura jusqu’au début de l’hiver 1593. Les testaments nous apprennent qu’elle sévissait à Maurens (à 10 km au S.S.E. de Caraman) en février 1592. Elle est signalée à Caraman en avril, à Fourquevaux en juin. Nous la trouvons à Puydaniel (à 5 km à l’ouest d’Auterive) en juillet, à Roumens (à 5 km au N.E. de Saint-Félix), au mois d’août. Ce n’est là que la partie visible de l’iceberg qui apparaît lorsqu’un tabellion accepte de se rendre dans un lieu infecté ou consent à transcrire sur ses registres un testament reçu par un prêtre.
Il ressort des dispositions testamentaires que l’enfermement des pestiférés dans un lieu isolé n’était pas, en Lauragais, au XVIème siècle, une règle absolue et l’ordinaire des funérailles était, semble-t-il, maintenu en dépit du danger de diffusion de la "maladie contagieuse" que faisait courir les rassemblements de population dans les églises.
Les épidémies de peste du XVIIème siècle - Au XVIIème siècle, le Lauragais subit deux épisodes pesteux majeurs : en 1628-1632 et en 1652-1655.
La peste envahit Toulouse en août 1628 ; elle venait du Rouergue, après avoir traversé l’Auvergne. Elle s’infiltra rapidement en Lauragais, allant d’un village à l’autre, en épargnant certains, autant qu’on en peut juger, s’acharnant sur d’autres, revenant sur ses pas après une brève période d’accalmie, semant la mort sur son passage et entretenant partout la terreur.
L’année 1629 fut la plus terrible. Il n’est guère de partie du Lauragais qui n’ait été touchée, cette année-là, par la peste. Nous la trouvons, dès le mois de février, à Villefranche ; en mars et en avril elle est présente à Avignonet. Les notaires de Castanet reçoivent des testaments de pestiférés du mois de mai au mois de décembre. Du 2 janvier au 26 septembre, Me Valette, notaire de Castelnaudary reçut 49 testaments de pestiférés ou d’"infects" de leur entourage, il quitta ensuite la ville pour se réfugier à Laurabuc. La peste était à Saint-Félix en janvier et y sévissait encore en avril. Me Graissens, notaire de Saint-Julia, reçut 7 testaments de pestiférés et 10 d’"infects" entre le 8 septembre et le 25 octobre de cette effroyable année 1629. A en juger par les registres notariaux qui nous sont parvenus, la peste ne s’attarda pas, cette année-là, sur l’axe Venerque-Calmont et la zone autour de Caraman paraît avoir été épargnée.
En 1630, la peste fut moins présente en Lauragais que l’année précédente. Entre avril et décembre elle toucha le nord-ouest de la sénéchaussée ; nous la trouvons à Odars et à Préserville. En août, elle avait investi Montlaur et, en septembre, Fourquevaux. Un second foyer pourrait s’être développé à partir de Castelnaudary où elle s’installa de janvier à mars et y revint en juin et en juillet. En ce mois de juillet, elle fut signalée à Saint-Martin-Lalande et à Labastide d’Anjou ; en novembre elle était à Labécède. Elle sévit aux environs de Venerque et de Grépiac entre avril et novembre. Par contre, Auriac, Saint-Félix et Revel ne semblent pas avoir été visités, cette année-là par la "maladie contagieuse".
L’année 1631 connut un épisode pesteux qui, en divers lieux, nous ramène deux ans en arrière. Du mois de mai au mois d’octobre, la peste ravagea Castanet ; en juin, elle était à Avignonet, elle y resta jusqu’en septembre ; en octobre, elle apparut à Villefranche et y demeura jusqu’en janvier 1632. Pendant le deuxième semestre de cette année, elle sévit, à un moment ou à un autre, à Auzeville, Rebigue, Pechbusque, Mervilla, Vieillesvignes ; plus au nord, à Odars et Montlaur. Elle avait atteint Fourquevaux dès le mois d’avril, elle y était encore (ou à nouveau) en septembre. Elle s’étendait alors aux villages circonvoisins : Préserville à 4 km au nord, Varennes à 7 km au sud-est. Poursuivant son chemin, elle est signalée, dès le mois d’août, à Tarabel à 10 km à l’est de Fourquevaux. Dans la frange sud de ce couloir, elle sévit à Issus de mars jusqu’en août. En juillet, elle infecta la région de Castelnaudary. Si Saint-Félix semble avoir été préservé de la "maladie contagieuse" elle régna à Revel du mois de septembre 1631 jusqu’en janvier 1632. En octobre, elle fut signalée à Aguts, à la limite septentrionale du Lauragais. Elle toucha Lanta en septembre. Elle s’attarda à Caraman, où elle apparut en novembre 1630, jusqu’au mois d’octobre et elle toucha les villages alentour : en août Maureville, en août et septembre Mascarville. Longeant les deux rives de l’Ariège, nous la trouvons, en mai et en juin, aux environs d’Auterive : à Miremont à 6 km à l’ouest, à Mauresac à 5 km au sud-ouest. En juillet, elle était à Venerque. Par les testaments reçus par les notaires de Cintegabelle, nous savons qu’elle sévissait en cette ville en mars, en juin et en décembre.
Médecin affublé du masque caractéristique de l'époque de la peste. Le long bec renfermait des plantes aromatiques aux propriétés désinfectantes, notamment de la girofle et du romarin pour couvrir l'odeur des cadavres (gravure de 1656)
L’épidémie s’épuisa au cours des premiers mois de 1632. Elle était encore présente, en janvier, à Revel, à Loubens, à Villefranche ; en février, à Cambiac à 7 km au sud-est de Caraman. Castelnaudary subit le dernier assaut de l’épidémie en avril-mai. S’il fut bref, il n’en fut pas moins meurtrier. Les bourgeois de la ville qui, surpris par la résurgence de la peste, n’avaient pas eu le temps de se réfugier dans quelque maison des champs, furent parmi les premiers atteints.
Après s’être fait oublier pendant une vingtaine d’années, la "maladie contagieuse" frappa à nouveau le Lauragais de 1652 à 1655. Elle s’était infiltrée à Toulouse (où elle fut particulièrement meutrière) dans les premiers jours de juillet 1632. C’est probablement à partir de ce foyer que le Lauragais fut atteint. La présence de la peste est attestée, en août 1652, dans le consulat de Montlaur où elle sévissait encore en novembre. En septembre, nous la trouvons à Saint-Sernin à 4 km au sud de Lanta et à Grépiac près de Venerque. En octobre, elle atteignit Mascarville à 4 km au nord de Caraman.
A en juger par les jalons révélés par les actes notariés, la peste, en 1653, s’était déplacée à l’est de la sénéchaussée. Signalée au Mas Saintes Puelles en février, elle envahit Castelnaudary en août et Revel en octobre.
En 1654, sa présence est établie au sud-ouest du Lauragais. Nous la trouvons en juin et en juillet à Cintegabelle ; en ce mois de juillet elle gagna Aignes à 7 km à l’est de cette ville, elle y sévit au moins jusqu’en novembre. Elle atteignit Calmont en août et s’y trouvait encore en décembre. Me Baron, notaire de ce bourg, reçut, entre le 16 août et le 21 décembre les testaments de quinze pestiférés ou "infects", la plupart se tenant dans des champs. En octobre la "maladie contagieuse" était présente à Puydaniel à 5 km à l’ouest d’Auterive.
En 1655, la peste s’attarda à Cintegabelle et, semble-t-il, se cantonna à l’extrême sud-ouest de la sénéchaussée.
Les villes et leurs habitants face à la peste - Que pouvaient faire les consuls pour préserver les habitants de la progression des épidémies pesteuses ? Lorsque les villages n’étaient pas munis de remparts : rien, le nettoyage des rues étant illusoire. Rien non plus pour les habitants des faubourgs des villes. Si les portes s’ouvrant dans les murailles des villages qui en étaient pourvues avaient pu être tenues strictement fermées, la population intra muros aurait certainement été protégée de la «maladie contagieuse», mais l’activité économique rendait une telle mesure inapplicable. Pour la nourriture de leurs habitants, les villes dépendaient de leur arrière-pays, mais aussi de régions bien au-delà, quand il fallait se procurer l’indispensable sel : les comptes-rendus du conseil politique de Labécède nous mettent en face de cette réalité. A ces nécessités s’ajoutait la pression des marchands que pénalisait la suppression des foires et des marchés.
Lorsque la peste était aux portes de la ville, les consuls se hâtaient de faire édifier des cabanes dans des lieux éloignés de l’agglomération pour y enfermer les pestiférés et leur entourage qui, réputé «infect» était astreint à quarantaine. Ils s’employaient à recruter un "chirurgien de peste" à la compétence incertaine pour soigner les reclus, c’est-à-dire, au mieux, à appliquer des emplâtres sur les bubons. Des "faissiers" étaient engagés pour conduire les malades de leur maison jusqu’à l’enclos qui leur était assigné et pour ensevelir les morts. Les maisons d’où avaient été tirés les malades étaient systématiquement "désinfectées" au moyen de fumigations à base notamment de bois de genièvre auquel pouvaient s’ajouter des substances aromatiques.
L’obligation faite aux habitants par les consuls de Castelnaudary de "tenir les rues et cantons nets de toutes immondices, avec inhibition et défense d’en jeter aucune par les fenêtres de nuit ni de jour" était inlassablement réitérée, afin de protéger la ville du "venin pestilent" que ces immondices étaient censées attirer. Des prières publiques étaient partout ordonnées. A Castelnaudary, Saint Roch, protecteur des pestiférés, était particulièrement imploré. Le 18 décembre 1628, les consuls décidèrent d’offrir une lampe d’argent à la chapelle de Notre-Dame de Garaison (près de Bagnères de Bigorre) et de l’y faire porter "dès que les chemins seront libres et que la maladie aura cessé".
Ancien remède, la thériaque doit son nom à sa propriété de combattre les effets des morsures de bêtes sauvages (thériaké, de thèr, bête sauvage). Il comprend toujours de la chair de vipère et des extraits d'une soixantaine de plantes. Il fut utilisé dans le traitement contre la peste pour diminuer la diarrhée et les douleurs. |
Extrait du livre de Louis de Serres (1626) "Les œuvres pharmaceutiques du sieur Jean de Renou" véritable synthèse de l'art pharmaceutique. Ici chapitre consacré aux vipères dont on retrouve la chair dans la composition de la thériaque. |
Les ravages de la peste ce n’était pas seulement la mort des hommes (qui variait d’un lieu à l’autre). L’activité économique était désorganisée ; les travaux de la terre se trouvaient gravement affectés et la jachère s’étendait au détriment des champs labourés, avec pour conséquence une augmentation brutale du prix des grains génératrice de disette. Les familles fortunées ayant quitté la ville et la peste ayant fait des coupes sombres dans la population, nombre de gens de métier se trouvaient sans besogne suffisante pour nourrir leur famille, la baisse de leurs revenus s’ajoutant à la cherté du pain. Ce qui est vrai pour les gens de métier, l’est plus encore pour la foule des humbles.
A en juger par les actes dressés par les notaires, les habitants continuaient à passer des "pactes de mariage", à conclure des contrats d’apprentissage ; ils achetaient des céréales et du vin, des bêtes de somme et de labour, acquéraient des maisons et des boutiques, "arrentaient" des moulins et des forges ... Ces actes ordinaires d’une vie quotidienne qui se poursuivait ne sauraient masquer l’angoisse des populations. Rien dans les délibérations des conseils politiques, rien dans les actes notariés ne permet de sonder les âmes de ces hommes et de ces femmes du Lauragais confrontés à ce "fléau de Dieu" dont ils redoutaient le courroux et imploraient la miséricorde dans ce cri où se mêlaient épouvante et espoir : “A peste sucure nobis”.
Henry RICALENS
"La Peste en Lauragais", aux éditions Presses de l'Institut d'Etude Politiques de Toulouse
Henry Ricalens est aussi l’auteur de :
"Les gens de métier de la vie quotidienne du Lauragais sous l’Ancien Régime"