Lettre lauragaise
A la recherche de nos racines Pour rechercher nos racines, nous faisons état d'événements ou souvenirs du passé. Ils remontent généralement au XXème ou parfois même au XIXème siècle. Couleur Lauragais vous propose d'aller plus loin et de dresser, sans aucune prétention historique, un aperçu de ce que pouvait être notre société lauragaise au début du 18ème siècle. Nous fêtons cette année le 320ème anniversaire de la naissance de Montesquieu qui publiait en 1721 les "lettres persannes". C'était un "reportage" critique sur la société française de l'époque. Quelle était la mise en scène ? Un persan, car l'orientalisme est à la mode, voyage en France et découvre les usages et coutumes des français, surtout des parisiens qui s'étonnent de voir cet étranger si différent, si bizarre ! Ils se demandent : "Mais comment peut-on être persan ?" L'occasion était trop belle ! A cette époque, si le persan avait voyagé en Lauragais, qu'aurait-il écrit à son ami resté en Perse ? On peut imaginer qu'il rapporte un certain nombre d'observations sur la vie courante… sur des évènements comme la banqueroute du ministre des finances de l'époque : le célébre banquier Law (décembre 1721). Il est amené aussi à se poser des questions sur l'identité lauragaise. Est-ce que des événements majeurs ne risquent pas de l'atteindre ? |
Une superbe allégorie synthétique de la région : "le Lauragais". Ce tableau est l'un des plus célèbres de Paul Sibra, peintre de notre région. Il décrit une scène de moissons avec en fond des moulins à vent, des bordes, Saint Michel de Castelnaudary et la Montagne Noire. Et bien évidemment le Canal du Midi avec une barque en bois au nom évocateur : " Le Lauragais ". Crédit photo : collection Martine Trinquelle |
En réponse, on a trouvé dans un grenier de Montesquieu (Lauragais, bien sûr) cette lettre péniblement copiée, compte-tenu de son état. Que le lecteur nous excuse pour toutes les imperfections qu'elle comporte ! |
A Montesquieu, le 6 de la lune de chalval
Cher ami,
Mon voyage dans le royaume de France se poursuit. Me voici en Languedoc occidental. Le Languedoc est un pays d’états qui se réunissent tous les ans et régulièrement à Montpellier. Il s’agit de la plus belle et plus fertile des provinces. Elle abonde en grains de toute espèce, en fruits, en excellents vins et notamment en Lauragais où je me trouve.
Le Lauragais et les lauragais au début du 18e siècle
Comment décrire le Lauragais ? Géographiquement, il ne se distingue pas du reste de la province, car il n’est délimité par aucune frontière naturelle. Au contraire, il se trouve sur la voie de passage entre les mers Océane et Méditerranée. En son centre, le seuil de Naurouze fait de lui un pays à cheval sur deux unités différentes. A l’Oc-cident, les paysages sont océaniques, à l’Orient ils sont surtout méditerranéens. Pourtant, malgré cette disparité naturelle, les gens d’ici aiment se réclamer du Lauragais. Et, pour éviter toute ambiguïté, au lieu de se prétendre “lauragairiens” ils se nomment “lauragais” du même nom que celui de leur pays. D’où vient cet attachement ? En d’autres termes : “Comment peut-on être lauragais ?”
La réponse à cette question n’est pas facile, mais grâce à ma perspicacité, à mes enquêtes et à mon oeil... perçant, je vais essayer de trouver quelques explications.
Il existe des raisons historiques. En effet, le Lauragais a été un comté créé par Louis XI. Catherine de Médicis a porté le titre de comtesse du Lauragais. Comment ce pays ouvert à toutes les influences a-t-il pu se doter d’une telle identité ? Un faisceau de conjectures semble y pourvoir. Ici, comme ailleurs dans la province, la question religieuse s’est posée. La Croisade contre les albigeois a laissé des traces ainsi que luttes entre catholiques et protestants. Bien que leurs voisins aient connu des événements semblables, les lauragais aiment à répéter que c’est sur leur sol qu’eût lieu le massacre des Inquisiteurs. C’est ici même que Catherine de Médicis rencontra secrètement le roi de Navarre, futur Henri IV au lieu dit “La Planque”.
Nos racines historiques
On peut aussi être lauragais en rappelant que cette terre grâce à sa situation particulière a permis la création du canal royal, l’un des plus beaux ouvrages de ce genre. Il fut projeté en 1660 et achevé en 1680. Il est conduit d’un côté le long de la petite rivière Fresquel et de celle de l’Aude et va aboutir à l’étang de Thau qui communique à la Méditerranée au port de Sète. Il se rend par la pente opposée à la Garonne au dessous de Toulouse. Le point de partage qui domine sur les deux vallons, verse à droite et à gauche les eaux qui sont amenées de la Montagne Noire d’où on les a dérivées avec autant d’art que de génie. Ce canal a environ soixante lieues de long et sa largeur ordinaire est de vingt deux pieds sur six de profondeur. Il est l’oeuvre de Pierre Paul de Riquet, baron de Bonrepos. François Andréossy, issu d’une famille patricienne de Luques en Italie, mais né en Lauragais, en avait donné l’idée et démontré la possibilité. Il dirigea toute l’exécution de ce remarquable monument, unique en son genre. Songez un instant à ce qui se passerait chez nous si la rive de la mer Caspienne et du Golfe persique étaient réunis par un canal. L’on vient de fêter le 40ème anniversaire de l’inauguration du canal royal. Je ne serais pas surpris si, dans quelques années (ou siècles ?) un monument soit érigé à Naurouze, lieu du partage des eaux, à la gloire du baron de Bonrepos. Car Riquet ou plutôt “lé nostre Riquet” comme ils disent, jouit ici d’une flatteuse réputation. Les anciens racontent comment il a été juste et bon envers les travailleurs du canal. Il les employait surtout en hiver, après les semailles, lorsque les travaux des champs n’étaient pas urgents. Il les payait bien, même s’ils étaient malades... Ceux de la Montagne Noire, eux, sont peu enclins à louer le grand homme qui leur a soutiré l’eau. Les lauragais de la plaine en manquaient. Entre Castelnaudary et Pexiora, lorsque les étés sont secs, les mares ne suffisent plus pour étancher la soif du bétail. Il faut alors aller chercher l’eau ailleurs. Avec le canal, c’est devenu plus facile. L’eau est là, en quantité et à proximité. Les ménagères peuvent même aller laver leur linge. Oui, la percée du canal royal a resserré les liens entre les gens de ce pays !
Le Canal du Midi au point de partage des deux mers : il est le seul canal classé au patrimoine de l'humanité crédit photo : René Claude Mazella |
Les activités
Les activités ici sont liées à la terre, au sol. Les lauragais vivent en paix et connaissent une certaine prospérité. Certes, de rares manufactures fabriquent du drap qui est exporté, en partie chez nous, à Smyrne. Mais c’est à partir de la terre lauragaise que l’on fabrique des tuiles, des briques, des poteries, de la chaux. Le travail de la terre reste la principale activité. Je vous ai déjà écrit au sujet du pastel qui a fait la fortune du pays de cocagne. Son rival, aujourd’hui, c’est l’indigo. Leur combat incessant dure depuis un siècle. Il se soldera sans nul doute par la victoire de l’indigo. La mort économique du pastel est proche. Plus tard, les historiens pourront écrire un livre sur le Lauragais, (disparu ?) dont le titre pourrait être : “Le Lauragais, pays des cathares et du pastel”.
Les fleurs de pastel sont jaunes et produisent après tout un processus du colorant bleu. Actuellement le pastel est surtout cultivé pour ses graines qui produisent une huile utilisée en cosmétiques crédit photo : Couleur Média |
Les cultures
Malgré la récente apparition du millet, la culture traditionnelle est celle du bled* qui représente toutes les céréales panifiables, qu’elles donnent du pain blanc pour les riches ou pour les pauvres du pain fait de farines mêlées : froment, seigle, méteil, épeautre, avoine, orge. La circulation du bled est règlementée car par crainte des famines, le pouvoir royal en contrôle les échanges. En agriculture, des progrès se réalisent. Les rendements s’améliorent. Les anciens avaient observé que les champs à moins d’une fumure intense ont, par moment, besoin de repos. Sous peine d’épuiser le sol, il est nécessaire, non seulement de varier la culture, mais aussi, en certaines années de l’interrompre totalement. Pendant cette année de repos les terres vides redeviennent en quelques façon, un bien collectif. Les bêtes y paissent librement. Cette vaine pâture s’étend aux herbages après la première herbe, les regains étant perdus par le propriétaire. Enfin, il arrive souvent que la paroisse possède encore, des landes, des bois ou des prés. Ils sont ouverts à tout le monde, sans location ni droit de pacage. Les habitudes sont en train de changer : à la terre habituée à se reposer un an sur deux ou sur trois, toute paresse va être désormais interdite! Au lieu de la laisser en friche entre deux récoltes de céréales, on lui fait porter d’autres végétaux capables de fouiller le sol arable à des profondeurs différentes en ne lui demandant pas la même nourriture. Il en est ainsi de certains fourrages.
L'aisance des travailleurs
La menace d’une famine, comme sous le grand roi, n’inquiète pas les lauragais. La campagne se transforme, encouragée en cela par la politique monarchique. Les résultats des recherches de chimistes et de savants parviennent jusqu’ici. Des sociétés d’agriculture se créent. On installe des pépinières. Il faut dire que les travaux des champs sont au goût du jour. Des nobles ont quitté la Cour et reviennent surveiller leurs terres lesquelles rapportent de plus en plus. Les plus gros profiteurs sont les propriétaires, les producteurs de céréales et les décimateurs qui touchent des redevances en nature et des fermages. J’ai l’impression que les travailleurs de la terre sont ici plus heureux et plus libres que partout ailleurs, bien qu’ils soient encore gênés par des servitudes féodales.
Cette aisance se complète d’une fierté qui confine parfois à un esprit de supériorité. Il faut entendre avec quelle arrogance ils parlent des “mountagnols” pour désigner les gens de la Montagne Noire ou des “païsbasols” pour ceux du pays bas. De tout temps, ils avaient occupé les mois d’hiver à des travaux de menuiserie, parfois de poterie ou de tissage. Aujourd’hui des grossistes viennent les solliciter, passent des commandes puis effectuent le ramassage des objets fabriqués. Les veillées d’hiver sont devenues des moments de travail. Chacun semble y trouver son compte. N’oublions pas que cette main d’oeuvre échappe aux contraintes des corporations.
L'artisanat
Ah ! les corporations ! J’ai rencontré des artisans qui critiquent ce carcan car le nombre des maîtres est limité, l’accaparement est interdit, les initiatives particulières sont contrariées. Pour égaliser les chances de succès, les corporations imposent à tous les membres le respect des mêmes règles et la pratique des mêmes procédés. De plus, un maître n’est pas libre de s’enrichir à son gré. L’idée chrétienne du juste prix inspire la politique royale. Les artisans pensent, et ne se cachent pas pour le dire que la corporation est un cadre trop étroit pour évoluer, pour créer... Un fabriquant de pain d’épices de Castelnaudarri ne peut débiter sa marchandise qu’en ronds, carrés, coeurs... Les bonhommes et les petits cochons lui sont interdits ! Je crois que ces gens ont raison surtout quand on ajoute que l’activité commerciale est, elle aussi, freinée par des usages anciens : les poids et mesures différents d’une contrée à l’autre. Les droits aux octrois freinent également le développement des transports. Cependant la région, pourvue de voies de communication en bon état connaît des courants d’échanges en progression. Le canal royal a fait de Castelnaudarri un port intéressant. La ville est la principale et même la seule du diocèse de Saint Papoul. Elle est sur une petite éminence au bas de laquelle se situe un bassin d’environ 600 toises de tour. Cette situation est très avantageuse pour l’exportation des bleds et autres graines que l’on recueille dans les plaines fertiles des environs. C’est près de cette ville que se donna la bataille où le duc de Montmorenci fut pris il y a un siècle.
Le grand bassin de Castelnaudary : les céréales (blé, orge, maïs, avoine de la Piège) prennaient le relais sur ses quais. De là, les barques les transportainet vers Narbonne et Béziers. crédit photo : Couleur Média |
Les nouvelles de Paris et leur interprétation
La place dite "Le champ du roy" était en effervescence, ce lundi, jour de marché. On ne parlait que de monsieur Law. Selon Saint Simon "Law : écossais et fort douteusement gentilhomme est un homme grand et fort bien fait, galant et fort bien avec les dames. Sa banque était une chose excellente dans une république ou dans un pays comme l’Angleterre où la finance est en république. Sa proscription d’espèces pour n’avoir que du papier en France est un système que je n’ai jamais compris. Law est un homme à système et si profond, qu’on n’y entend rien."
Je ne comprenais pas pourquoi ces gens se réjouissaient du malheur de certains de leurs contemporains, car la banqueroute de Law devait quand même, peu ou prou les affecter. Bien qu’ils ne le montrassent point, il devait y avoir parmi ces moqueurs quelques personnes un tant soit peu touchées par cette opération. Et puis, j’ai compris. Ils étaient heureux, ou feignaient de l’être parce que, comme le disait l’un d’eux : "Ces couillons de parisiens se sont fait posséder, c’est bien fait : ce n’est pas ici qu’on ferait la confusion entre le papier, fût-il monnaie, et les espèces sonnantes et trébuchantes..." C’était encore là un motif de rapprochement entre lauragais ! Quand il s’agit de se moquer des parisiens, dont ils sont peut être jaloux, ils se retrouvent ! Car il y a peut être dans les esprits le fait que les gens venus "d’en haut" sont venus les persécuter, les envahir, les dominer et surtout leur imposer une langue étrangère. Ici, on a conservé peut-être pas pour longtemps, la langue des ancêtres, celle que Dante admirateur des troubadours, a appelé "langue d’Oc". C’est un idiome spécial avec des nuances suivant les régions. Ce ciment là est l’un des plus solides. Je comprends mieux maintenant comment on peut être lauragais.
Les us et coutumes
Parmi les coutumes qui les rassemblent, j’ai été frappé par la singularité de leurs préparations culinaires, en témoigne le cassoulet. Il s’agit d’un plat à base de fèves et de viandes, élaboré lentement avec force ingrédients et cuit au four banal. On m’a donné la recette sous forme de boutade : “Per fa un boun cassoulet cal uno fava et un porc !”. Un jeune aubergiste des environs de Castelnaudarri a eu l’audace de remplacer les fèves par un nouveau légume appelé “pois de l’Inde” ou haricot, du mexicain ayocotl. Il fut aussitôt critiqué par les connaisseurs car “il n’est de bon cassoulet qu’avec les fèves du pays”.
La gastronomie traditionnelle du Lauragais est d'une richesse infinie et d'une excellente qualité, le cassoulet en est une représentation la plus célèbre. crédit photo : Couleur Média |
Réflexion sur le devenir de la société lauragaise
Ainsi sont-ils ! changeront-ils ? Je ne sais. Qu’adviendra-t-il si un jour ce pays, par la grâce d’une évolution ou d'une révolution se voit démembré en plusieurs unités administratives ? Les lauragais de ce début du 18ème siècle habitués à vivre dans une communauté homogène risquent d’être dispersés, affaiblis, meurtris... Alors mon petit doigt me dit que grâce à leurs fondements qui sont solides, ils sauront réagir...
Mourir ? Que nenni ! Mais ce ne sont là que conjectures, cher ami. Si, dans trois siècles, simplement pour voir si j’ai raison, l’un de mes descendants effectue le même voyage que le mien, pourra-t-il trouver des arguments lui permettant de répondre à la fameuse question : Comment peut-on, encore, être lauragais ?
Régis GABRIELLI
BIBLIOGRAPHIE
Montesquieu : “lettres persanes” 1721
Pierre Gaxotte : “Le siècle de Louis XV” livre de poche 1956
Saint Simon : “La cour du régent” collection Gallia
Danier Faucher, Jacques Godechot, Elie Lambert, Jean Fourcassié : “Visages du Languedoc” collection Hori-zons de France 1965
Note sur les mesures de longueur :
un pied équivalait à 0,3248 mètres (à Paris)
Toise : vaut 6 pieds soit 1,949
*Bled : l'ensemble des céréales cultivées en Europe (toujours employé au pluriel : bleds), blé, seigle notamment.