Les Pierres de Naurouze, de la légende à l'histoire
Le seuil de Naurouze, point de passage de la route des Volques-Tectosages, avant d’être celui de la voie romaine, comme tous les grands passages, a inspiré légende et prophétie. Quand on franchit le seuil de Naurouze, on aperçoit un obélisque fièrement dressé sur un majestueux piédestal naturel : les Pierres de Naurouze célèbres depuis la nuit des temps. Si c’est au pied de ces pierres que Riquet fit aboutir la rigole amenant les eaux de la Montagne Noire pour alimenter le canal du Midi au 17e siècle, ce n’est qu’en 1825 que ses descendants y firent élever à sa gloire la dite colonne, qui vole la vedette aux ancestrales pierres. Pour les géologues, ces pierres ne sont que des blocs de poudingue de l’ère tertiaire, dégagés de leur gangue au quaternaire par l’érosion éolienne, mais selon la légende il en est tout autrement. |
La légende des Pierres de Naurouze
Enveloppée de mystère, la légende de Naurouze nous apprend comment ces pierres sont arrivées là. Elle raconte la conversation en occitan entre le voyageur Naurouze et un habitant du lieu où se dressent les pierres, nous en donnons ici la traduction en français :
- Où vas-tu, Naurouze ?
- Je vais bâtir Toulouse
- Retourne-t-en Naurouze, on a bâti Toulouse.
- Ah ! si Toulouse est bâti, mes pierres demeurent sans profit.
Naurouze tira alors de sa poche, d’un geste coléreux, les pierres dispersées par le vent en disant :
"Quand elles se toucheront, filles et femmes s’abandonneront".
La prophétie
C’est par le troubadour Raimon de Miraval que nous avons la première mention écrite de ces fameuses pierres, sous le nom de pèiras d’Alzona (pierres d’Alzone), dans une chanson composée entre 1206 et 1209 :
"Ar sai que se tocan las pèiras d'Alzona
Pus premiers pot intrar celh que mais dona"
Soit en traduction littérale :
Je sais maintenant que les pierres d’Alzona se touchent
Puisque celui-là peut entrer (pénétrer) le premier qui donne davantage.
(Autrement dit, la belle de son cœur s’est donnée au premier qui a donné le plus).
Ces vers concernaient probablement Azalaïs de Boissézon, qui avait préféré à l’amour platonique (fin’Amor) du dit troubadour, celui plus concret d’un autre amant. Le sens de ces premiers vers qui évoquent les fameuses pierres s’est conservé jusqu’à nos jours à travers divers textes occitans que nous pouvons résumer ainsi : "quand ces pierres se toucheront, filles et femmes se dévergonderont", autrement dit ce sera la fin du monde.
Au 15e siècle, parmi les merveilles qui sont dans le diocèse de Saint-Papoul, on cite la rocha de Nau Rosa entre La Bastide et Avignonet, en rapportant la prophétie répandue dans tout le Languedoc : "Quant la rocha de Nau Rosa sera en unha, lo moundo perdra Vergonha". A cette époque on racontait qu’autrefois les pierres étaient tellement écartées qu’un homme à cheval pouvait passer entre elles.
Nostradamus au 16e siècle dans ses prophéties déclare aussi que ces pierres annonceront la fin du monde, lorsque les fentes se fermeront. De nos jours, cette légende est encore si bien ancrée que des visiteurs jettent des cailloux dans les fissures pour empêcher le rapprochement des blocs.
Les pierres de Naurouze sont composées de plusieurs blocs de poudingue de l'ère tertiaire émergeant au dessus des terrains sédimentaires. Selon la légende, elles se rapprochent très lentement et quand elles se toucheront, la fin du monde sera proche. Crédit photo : Lucien Ariès
Alzona
Alzona, première mention écrite des fameuses pierres, perpétue le nom du péage romain Elusio dont parle Cicéron en 69 avant notre ère, dans sa plaidoirie en faveur du gouverneur de la province Fonteius, accusé entre autres d’y avoir instauré une taxe outrancière sur les vins romains. Elusio était le point de départ de la route des Rutènes qui conduisait au delà de l’Agout, en passant à l’est de Montmaur en direction de Saint-Félix.
Le site antique d’Elusio a été mis à jour, au cours de fouilles commencées en 1955, à proximité du presbytère de Montferrand. Les prospections archéologiques conduites notamment par M. Passelac, J-P Cazes et A-B Mérel-Brandenburg, indiquent qu’Elusio était une agglomération très vaste (plusieurs hectares) avec ses édifices publics et religieux et de grands bâtiments avec cours, lieux de stockage et portiques longeant la voie, révélateurs d’une activité économique considérable. A partir de la fin du 4e siècle un ensemble cultuel (deux églises) y a été construit (150 sépultures dont 55 sarcophages dégagés à ce jour) témoignage de la christianisation du lieu.
Origine d’Alzona alias Elusio
Le nom de lieu Elusio se rattache à la langue archaïque parlée localement avant l’arrivée des celtes et plus particulièrement à la racine El- qui a le sens de "pierre, rocher et par extension hauteur". Le toponyme Elusio évoque ainsi un lieu caractérisé par la présence de pierres, rochers (les fameuses pierres) ou par sa position en hauteur (seuil de Naurouze). La finale du mot Elusio est un suffixe préceltique.
Le nom Alzona provient de la transformation d’Elusio par changement de la finale en -ona suffixe évoquant souvent l’eau (-one présent dans plusieurs noms de rivières). Cette évolution est peut-être en relation avec la source miraculeuse Font d’Alzona proche des pierres de Naurouze, dont les eaux auraient la propriété de guérir certains maux ; avec la persistance de pratiques païennes, il n’est pas impossible que la source ait été divinisée avant ou pendant l’époque gallo-romaine. La tradition se serait-elle jouée du rapprochement entre l’église de Saint-Pierre d’Alzonne, les Pierres du même endroit et sa divine fontaine ?
L'ingénieur Riquet a l'idée de récolter les eaux de la Montagne Noire et de les amener jusqu'au seuil de Naurouze. En effet, c'est le point le plus élevé du parcours (bief de partage) qui nécessite un apport en eau continu pour alimenter le canal. Crédit photo : Couleur Média
Origine de Naurouze
La première graphie de ce nom la rocha de Nau Rosa (15e siècle), "la pierre de Dame Rose" ne conduit pas à une interprétation étymologique satisfaisante. L’hy-pothèse d’une mauvaise coupure, soit la rocha d’en Aurosa au lieu de la rocha de Nau Rosa est plus probable, car en Lauragais-en précède très souvent les noms de lieux ; le plus souvent il s’agit de la préposition occitane-en qui a le sens de en, dans l’espace de, chez.
Aurosa vient de l’occitan aura zéphyr, vent doux et agréable, avec le suffixe occitan que l’on rencontre dans espinosa, épineuse (plein d’épines). Autrement dit, les Pierres de Naurouze évoquent un lieu particulièrement venté ou dédié au vent. Le Lauragais est une région particulièrement ventée et dans son livre de "Géographie du département de l’Aude" de 1875, Ditandy indique qu’à Naurouze le vent marin souffle avec tant de force qu’il renverse parfois des charrettes pesamment chargées. Ce n’est pas par hasard qu’une centrale éolienne (douze générateurs) a été implantée sur la commune d’Avignonet-Lauragais toute proche.
L’obélisque
Les descendants de Riquet, les Caraman et leurs nombreux cousins, réunis après un long exil, ont fait ériger à leur frais l’obélisque à la gloire de leur aïeul, à Naurouze, lieu saint du canal en quelque sorte. La première pierre fut posée en grande pompe le 9 octobre 1825, jour choisi parce qu’anniversaire de la naissance de Charles X, monté sur le trône, en septembre 1824 (sacré à Reims en 1825). La cérémonie avait été orchestrée par le Comte Maurice de Caraman, membre de la chambre des députés qui représentait son frère aîné, le marquis de Caraman, ambassadeur de France à Vienne, retenu à son poste. Il avait invité les autorités civiles, militaires, judiciaires et religieuses, les principaux agents du canal et bien entendu tous les descendants de Riquet, parents et alliés.
L'obélisque de Naurouze a été édifiée entre 1825 et 1827 en l'honneur de Riquet, sur les pierres de Naurouze, et mesure 20 mètres de haut. Le seuil de Naurouze dont le symbole est l'obélisque, constitue le point le plus élevé du canal du Midi, qui permet de relier la Méditerranée à l'Atlantique, et sépare le Massif central (au nord), des Pyrénées (au sud). Crédit photo : Lucien Ariès
Inauguration sous la pluie
Le jour de l’inauguration, il pleuvait à torrent ! Vers midi, profitant d’une accalmie, devant dix milles personnes dit-on, le cortège officiel précédé d’une formation musicale venue de Castelnaudary, partit de la maison du gardien du canal pour se rendre aux Pierres de Naurouze : là trônait une figuration en bois de l’obélisque. On déposa dans un encastrement aménagé dans la pierre de fondation, une boîte en plomb contenant deux pièces de monnaie à l’effigie de Charles X, neuf médailles commémoratives diverses et une plaque de cuivre portant les noms des descendants de Riquet ayant concourus à l’érection du monument. Un repas de plus de soixante couverts fut servi dans la maison proche du moulin aux frais de la compagnie. Après les toasts officiels, on lut une ode commandée au poète à la mode, Alexandre Soumet, fils d’un ancien directeur du canal et natif de Castelnaudary (29 janvier 1786), récemment élu à l’Académie française (25 novembre 1824).
Le moulin de Naurouze, situé sur le lieu même du seuil de Naurouze, offre un séjour d'exception pour les randonneurs et les amoureux du Canal du Midi. Crédit photo : Lucien Ariès
Soult à Naurouze
Il faut se souvenir que dix ans avant que soit arrêtée la construction de l’obélisque à Naurouze (1824), ce même lieu festif était le théâtre d’un événement des plus tragiques pour l’armée napoléonienne ; le 18 avril 1814, poursuivi par le général anglais Wellington et les coalisés, c’est là que le maréchal Soult à la tête d’une armée épuisée par la guerre d’Espagne et les combats de Toulouse, entouré de ses blessés ramenés par barques, rendit au dernier moment les armes et signa l’armistice dans la maison qui jouxte le moulin de Naurouze : simple coïncidence ou pied de nez de l’histoire ?
Piédestal chargé de symboles
Le gros œuvre de l’obélisque de 20 mètres de haut, construit avec de la pierre venue de Villegly, par le canal fut terminé le 30 septembre 1826. La base du piédestal est ornée de plaques de marbre. Côté sud, une naïade déverse de l’eau, qui se divise en deux branches, coulant dans des directions opposées, le dieu Neptune veille sur le versant océanique et la déesse Vénus sur le versant méditerranéen. Côté nord on peut voir les armes de Riquet, surmontées de l’effigie de Riquet supportée par Minerve déesse de la sagesse et des arts et par Mercure dieu du commerce.
Le piédestal de l'obélisque est orné d'inscriptions et de bas-relief allégoriques. Face sud-est une nymphe symbolisant la Montagne Noire, verse de l'eau de son urne pour alimenter la Rigole de la Plaine. Crédit photo : Lucien Ariès
Lieu festif
Naurouze fascine et attire. Il a inspiré bon nombre de poètes et a été le lieu de promenade privilégié des familles lauragaises. La tradition voulait qu’il soit le lieu de rendez-vous de la jeunesse pour l’omelette pascale. Venues des quatre coins du Lauragais et parfois de la région toulousaine le plus souvent à bicyclette, des hordes de joyeux drilles investissaient les lieux ombragés, pour préparer la fameuse omelette, chacun tirant de son sac son obole. Nos aînés se souviennent aussi de la guinguette Régnier à proximité de l’écluse et de son bal dont la musique donnait à cet endroit mythique un air de paradis.
Plantée en 1809, cette allée majestueuse est composée de 62 platanes atteignant près de 45 mètres de haut ; traversant en diagonale l’ancien bassin octogonal creusé par Riquet pour servir de réserve d’eau pour le canal, elle conduit à la maison du garde-canal, rejoint le canal lui-même en longeant une partie de l’arboretum, puis atteint l’écluse de l’Océan. Crédit photo : Lucien Ariès
Lucien ARIES
Bibliographie :
Les échos de Peyre Clouque - Association Patrimoine et Culture, Montferrand.
L. Ariès - Les noms de lieux du Lauragais, dictionnaire étymologique (500 pages) 2008.
L.Ariès – Le Lauragais, terre de passages, d’échanges et de Cultures (250 pages) 2006.