La Société Paysanne Traditionnelle du Lauragais aux XVIII, XIX et XXe siècles, avant avant 1950 |
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Couleur Lauragais vous présente une étude sur la société lauragaise avant 1950. Pourquoi cette date ? Elle marque les débuts de "la révolution du tracteur", du machinisme agricole, de la moissonneuse-batteuse, entraînant des modifications profondes de l’économie et de la société, des catégories sociales disparaissent durant un court laps de temps, 1950-1965 ; le bouleversement sera total. |
Pour finir le gerbier : le relais - dessin Paul Sibra |
L'économie traditionnelle du Lauragais
La molasse se décompose en surface en donnant des sols très fertiles : les terreforts et les boulbènes, parmi les plus féconds du Midi de la France. Un climat plutôt favorable (650 mm de précipitations annuelles) et notamment des pluies d’orages en été, déterminent une économie céréalière : blés (ou encore le terme de froment), orge, avoine ; le maïs d’origine américaine apparaît au XVIe siècle. Il devient la base de l’alimentation humaine et animale, le millas pour les hommes, les grains pour les porcs et les volailles. Une très large place est réservée aux féculents : lentilles, ves-ces, fèves ; les haricots, d’origine américaine, sont une des bases de l’alimentation ; autre base : la pomme de terre, développée tardivement au XIXe siècle. La vigne est omniprésente en fournissant un vin de qualité médiocre mais fortement consommé. Autres plantes très intéressantes : les plairies artificielles, trèfle, sainfoin, luzerne, cultivés tardivement au XIXe siècle, fournissent directement un engrais par leurs racines et aussi une nourriture abondante aux bovins, donc plus de fumier épandu dans les champs. Chaque borde possède un troupeau de moutons (30-40 têtes) pour la laine et donc les vêtements. Une race est spécifique au Lauragais : la lauragaise. Une partie de la laine est commercialisée.
Les travaux sont effectués avec des boeufs gascons pour les labours. L’énergie humaine est le support pour les moissons à la faux, les sarclages du maïs avec la houe, la bêche pour le potager. Chaque borde vit en économie fermée, on consomme seulement les produits venant des champs voisins de l’habitation : le pain est "tiré" du blé, le millas du maïs, les fèves de "la favière". Un peu de blé excédentaire, souvent de la laine, de la volaille sont commercialisés, d’où l’importance des marchés de Revel, Castelnaudary, Bram ou Baziège et Nailloux (marchés aux grains et à la volaille).
Cette économie agricole lauragaise a connu des périodes de plus grande prospérité mais aussi de longues crises de mévente. La grande période de "l’âge d’or du froment" débute en 1681 par l’ouverture du canal du Midi (ou canal royal du Languedoc) : le blé lauragais est exporté vers Narbonne et Sète et au delà en Provence, et en Catalogne. La construction de ports sur le canal au XVIIIe siècle, entraîne un formidable essor de l’ensemble du Lauragais : le prix du blé s’accroît régulièrement pendant un siècle jusqu’en 1790. Le pays se couvre de châteaux, de "maisons de maître". Cette prospérité prend fin en 1820 lorsque apparaissent sur les marchés de Marseille et de Sète les blés venant d’Ukraine (Russie), par Odessa : leur prix très bas fait une concurrence victorieuse au blé lauragais. Une crise de mévente s’installe : elle durera jusqu’en 1937 !
Deuxième catastrophe : l’arrivée du chemin de fer en 1857, de Bordeaux à Narbonne et Sète. Les blés du Bassin Parisien (Beauce, Brie) arrivent à Toulouse à très bas prix et luttent victorieusement contre le blé lauragais qui s’enfonce dans une crise durable : les grands propriétaires vendent leurs domaines, maîtres-valets quittent le Lauragais, embrassant un exode rural qui les conduit vers le vignoble du bas Languedoc (Béziers), l’Algérie ou et surtout à Toulouse, Castelnaudary, Carcas-sonne, Pamiers.
Tableau d'ensemble de la société traditionnelle
Ce tableau permet d’avoir une vision globale de la société, puis nous reprendrons chaque catégorie sociale. La coupure fondamentale sépare "les propriétaires" des "non propriétaires" (voir tableau ci-dessous).
Propriétaires (bientenants) | 1 - les grands propriétaires | plus de 50 hectares, de 5 à 10 bordes, un régisseur, un château. |
2 - les moyens propriétaires | entre 18 et 50 hectares | |
3 - les propriétaires autonomes ou les ménagers | 1 ou 2 bordes : 10-20 hectares non-autonomes : 3 à 5 hectares |
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Les Sans Terre (ou non possédants) |
1 - les fermiers | |
2 - les métayers | ||
3 - les maîtres-valets | voir un contrat | |
4 - les brassiers, saisonniers, estivandiers, les valets de ferme, de labour, conducteurs |
Dans les villages : très nombreux artisans, les meuniers, commerçants, négociants, maquignons.
Les grands propriétaires
Ils sont peu nombreux, 1 à 2 par commune. Au XVIIIe siècle, ils sont tous membres de la noblesse, détiennent le pouvoir politique et désignent les consuls chargés de lever les impôts ainsi que les membres du Conseil politique, sorte de conseil municipal. Ils résident dans leurs châteaux souvent imités de Versailles, toujours au XVIIIe siècle, grande période de construction. Le domaine est divisé en 5-6 bordes, parfois plus, où résident les métayers et les maîtres-valets ; certains se désintéressent de l’agriculture et habitent souvent à Castelnaudary ou à Toulouse où ils possèdent de magnifiques hôtels particuliers ; c’est un régisseur qui s’occupe du domaine. Cependant, parmi eux, au XIXe siècle, certains ont joué un rôle essentiel dans les progrès et les transformations de l’agriculture, ainsi De Villèle, Picot de la Pérouse, d’Hautpoul : ils introduisent de nouvelles variétés de blé, développent les prairies artificielles, enrichissent de moutons mérinos leurs troupeaux de lauragaises. Ils publient un journal remarquable : Le Journal des Propriétaires (vers 1820-1850). A Castelnaudary, des membres éminents de l’aristocratie locale, de Laurens-Castelet, de Mas-Latrie, Serres de Gauzy, de Rigaud, de Lordat, ont fondé en 1885 le Syndicat Agricole de Castelnaudary qui deviendra plus tard, la Coopérative Agricole du Lauragais. Il s’agit d’une oeuvre exceptionnelle, fer de lance de tous les progrès agricoles de l’agriculture du Lauragais de 1885 à 2007 (voir le livre de Jean Piat : "la terre, le vent, les hommes" - 1985). Ces grands propriétaires introduisirent le machinisme agricole dans nos collines : ce sont eux qui achètent les premières faucheuses, les premières batteuses, les moissonneuses-batteuses ; le premier corn-sheller (récolteuse à maïs) travaille sur le domaine de Roquefoulet à Montgeard-Nailloux, en 1949.
Sous le joug, une paire de garonnais. les bœufs étaient très utilisées dans le Lauragais - dessin Paul Sibra
Les propriétaires moyens
Avec de 3 à 5 bordes environ ; une borde correspond à 10 hectares environ, ils résident généralement sur place, dans une maison de maître (avec toujours un étage) et utilisent comme main d’oeuvre des métayers et surtout des maîtres-valets. Ils n’ont pas les moyens financiers de suivre les grands propriétaires pour l’achat de machines ; avec la mévente du blé au XIXe siècle ils vendent rapidement leurs terres.
Les Ménagers
Ce sont de petits propriétaires qui travaillent de leurs bras, avec la famille : les femmes la-bourent, les garçons travaillent à 10-12 ans, les filles gardent les oies ou les moutons à 10-12 ans également ; ils possèdent 15-20 hectares, donc deux paires de labourage ; ils résident dans leur borde et sont aidés par un maître-valet et sa famille qui habite dans une partie de la même borde. Ils sont économiquement autonomes, vivent une économie fermée et vendent quelques excédents de blé aux négociants en grains des bourgs de Bram, de Castelnaudary, de Villefranche ou de Baziège, un peu de laine du troupeau, des volailles au marché hebdomadaire de Salles sur l’Hers, de Lanta ou de Caraman. Ils possèdent plusieurs paires de boeufs (3 ou 4 souvent, dont une paire de "braus" : jeunes) ; ils fréquentent assiduement les foires et "trafiquent" souvent sur les animaux. Ces ménagers se multiplient au XIXe et achètent les terres vendues par les grands propriétaires lorsque les domaines sont fragmentés, et non les domaines entiers qui ne trouvent pas preneur.
Ces ménagers jouent un rôle politique dans leur commune, à partir de 1880 : ils savent lire et écrire après les lois de Jules Ferry. Ils s’opposent aux grands propriétaires et sont "républicains" contre les royalistes, puis radicaux ; beaucoup sont maires dans leurs communes natales.
Les Sans-Terre ou Non Propriétaires, les Fermiers
Ils sont peu nombreux en Lauragais. Le preneur s’engageait à verser un fermage de 4 hectolitres de blé par hectare et par an (contrat devant notaire) ;
la durée du bail était de 3, 6 ou 9 ans ; l’année agricole commence le premier novembre, avec les semailles du blé. L’ensemble du matériel d’exploitation (charrues, charrettes, animaux) est entre les mains du fermier qui conduit les travaux en toute indépendance et s’engage seulement, à la fin du bail, à laisser les parcelles en bon état.
Les Métayers
Ils sont beaucoup plus nombreux : on les appelle, en occitan, les "miéjaires" car "ils sont à moitié", c’est à dire qu’ils partagent à moitié (50-50) les récoltes en grains ou le croît des animaux. Ils sont les acteurs d’une sorte d’association capital-travail : le propriétaire apporte la terre, les bâtiments d’exploitation, souvent du matériel (charrues) alors que le métayer arrive avec sa force de travail et celle de sa famille. Les garçons travaillent aux labours à l’âge de 12 ans, en guidant les boeufs, mais aussi le matériel, une charrue, des semences (très importantes pour le blé, car on sème très épais) - 150 kg à l’hectare. Le trait essentiel : le métayer, seul, organise les travaux à réaliser dans "l’ordre qu’il souhaite sans être soumis aux ordres permanents d’un propriétaire ou de son régisseur". Le partage des récoltes se fait, en principe, à moitié, notamment pour le blé, ce qui donne au métayer une quantité appréciable de grain qu’il commercialise. La condition du métayer est nettement supérieure à celle de maître-valet ; cependant le partage à mi-fruit n’est pas toujours intégralement respecté et la part du propriétaire est plus importante : un tiers contre deux tiers au maître du sol. Au XVIIIe siècle, lors de la belle époque du blé, le métayage recule au profit du maître-valetage.
A cette époque, les enfants participaient très tôt aux activités familiales. Ici, des enfants du côté de Lanta
Crédit photo : collection Labouche
Les maîtres-valets
Les propriétaires avaient un intérêt évident à utiliser des maîtres-valets comme de simples salariés en nature ; ils sont très nombreux aux XVIII et XIXe siècle, jusqu’en 1914. Souvent méprisés par les propriétaires, ou les métayers, ils vivent à plusieurs familles sur une seule borde où ils forment une "tribu" ; les mariages se font uniquement entre garçons et filles de maîtres-valets. Ce mépris peut conduire, dans certains villages de la région de Catelnaudary, à organiser à l’église une messe très tôt le matin, réservée aux maîtres-valets ; la messe, prestigieuse de 11 heures est "dite" pour les notables. Leur condition matérielle est très difficile : pour être plus précis voici un exemple des "conditions" réglant les rapports entre le propriétaire et le maître-valet.
Conditions avec mon maître-valet Soulié Raymond
"L’an 1853 et le 8 août, entre nous Tardieu Guillaume, propriétaire et instituteur à Caignac et Soulié Raymond maître-valet à la métairie de la Bouisse commune de Saint Michel de Lanès et dont la famille se compose de 3 personnes : Soulié Raymond, âgé de 35 ans, Marguerite Janine sa femme, âgée de 25 ans, Soulié Anne, leur fille, âgée de 1 an, a été convenu ce qui suit : à moi, Tardieu, je déclare avoir pris, en qualité de maître-valet pour la métairie de Bélair et pour l’exercice qui commencera le premier novembre prochain, le sieur Soulié Raymond, aux conditions suivantes :
1. je m’engage à lui payer, à titre de gages, dix hectolitres de maïs au mois de mars.
2. la somme de quinze francs, pour le bois de chauffage.
3. une quantité suffisante d’ajoncs et de buissons pour chauffage du four, ce bois ne devra en au-cune circonstance être détourné de sa destination.
4. 1 hectare 50 ares de terre à maïs travaillée à la bêche, suivi de deux sarclages, et même un troi-sième à l’époque de la cueillette sur la partie qui sera destinée à être ensemencée en blé ou en fourrages annuels, sur cette partie les tiges de maïs seront arrachées à la houe et soigneusement enlevées.
5. de la terre à haricots, celle qui pourra être fumée, elle devra être travaillée à la bêche ; de la terre pour ensemencer environ 50 litres de fèves et 4 ou 5 litres de pois ou d'autres légumes.
6. enfin de la terre à lin, celle qu'il jugera convenable, mais de manière qu'elle ne se trouve jamais sur l'assolement du blé.
7. le tout ci-dessus à moitié fruits.
8. je lui donne une paire de vaches à cheptel à moitié.
9. une paire de breaux et de génisses aux mêmes conditions pourvu toutefois qu'il y ait suffisamment de fourrage et qu'il y ait quelqu'un pour les garder en temps opportun.
10. deux cochons achetés avant l'hiver, s'il le désire, ou au mois d'avril, sur lesquels j'aurai le choix, à moins que par accident ou par maladie, il y ait une différence notable entre eux, auquel cas ils seront estimés. Je lui permets de les garder dans les trèfles et sainfoins jusqu' au 1 er avril, à moins que je ne lui donne plus long délai, ils ne pourront y rentrer qu'après la fenaison, sauf dans la partie qui sera réservée au regain ! en tout temps ils devront être muselés.
11. douze oies ou des canards achetés à la fin de mai, à moitié.
12. le droit d'élever six poules les années où le souleilha de la métairie sera en blé et dix, les autres années, sans partage ni rente. Enfin de la jeune volaille qu'il jugera convenable mais de manière qu'elle ne porte pas préjudice au bien.
13. pour travailler la vigne et pour faucher les fourrages, je lui donne deux litres de vin par jour et par homme. De son côté le sieur Soulié Raymond s'engage lui et sa femme à être à mon service toute l'année pour faire tous les travaux ordinaires et nécessaires à l'exploitation d'un bien de manière que se fasse en temps utile et en bon père de famille et comme il ne pourrait y suffire pendant l'été, il doit trouver un valet de labour depuis le premier mai jusqu'après les semailles du blé. Pour les travaux de l'été, il les fera de moitié avec l'estivandier. Pour faucher et la fenaison des fourrages de toutes espèces, il sera aidé par l'estivandier autant qu'il sera nécessaire. Sa femme s'oblige de faire laver et soigner la lessive, elle sera nourrie seulement pour la laver. Elle s'oblige aussi de nous charrier de l'eau, lorsque le puits est à sec."
Ce texte est intéressant car on y découvre la précision des conditions : le nombre de poules élevées, l'importance du maïs, le millas étant la base de l'alimentation du maître-valet; importance encore des oies, canards, cochon.
Pendant longtemps, la majeure partie de la population française a vécu du travail de la terre
Crédit photo : Agathe Coutemoine
Les brassiers - estivandiers - valets de labour - valets de ferme
Ils constituent l'échelon le plus bas de l'échelle sociale : simples salariés payés à la journée, en nature ; surtout ce sont des saisonniers qui n'ont pas de travail assuré durant toute l'année; ils sont uti-lisés pour les labours, la moisson, la fenaison, le sarclage du maïs. Prolétaires parmi les prolétaires, ils quittent massivement le Lauragais lorsque le chemin de fer le leur permet, de 1860 à 1914, puis encore de 1920 à 1939.
Jean ODOL
Bibliographie :
Jean Odol : "Le Lauragais" réédition 2005
Jean Piat : "La terre, le vent, les hommes" 1985
Francis Poudou : "Vilatges al païs" canton de Salles sur l'Hers 1997 -
(très complet - vocabulaire occitan)
Thèses de Roger Brunet, Jorré
Gabrielli : archives privées.