Les Boulangers du Lauragais sous l'Ancien Régime
C'est à une rencontre avec les boulangers qui tenaient boutique en Lauragais sous l'ancien régime que nous invite Henry Ricalens. Avec lui, nous suivons le parcours de ces artisans depuis l'apprentissage de leur métier jusqu'à l'accès à la maîtrise ; nous les accompagnons dans leurs alliances familiales et nous visitons en toute indiscrétion la maison d'un maître boulanger du XVIIIe siècle. Des "flesquières" aux maîtres boulangers |
Les femmes fabriquaient le pain, mais rare étaient les foyers qui possédaient leur propre four |
Jusqu’au XVIIe siècle finissant, les femmes qui approvisionnaient ainsi une grande partie de la population étaient appelées "flesquières". Il est frappant de constater que nul habitant du bourg d’Avignonet n’est qualifié de boulanger dans le rôle de la capitation de 1695 : la confection du pain n’avait pas, ici et alors, dépassé le cadre domestique.
L’accès au métier
Le savoir faire s’acquérait par un apprentissage qui faisait ordinairement l’objet d’un acte notarié. Les clauses de ces actes portent sur la durée de l’apprentissage, les prestations offertes à l’apprenti (habituellement, outre la transmission du savoir faire, le gîte, la nourriture et, le plus souvent, le blanchissage de son linge) et ses obligations. Dans la majorité des cas, le maître demandait une somme en contrepartie de ses services : la plus faible, relevée en 1670, est de 12 livres ; la plus élevée, inscrite dans un contrat de 1777, est de 100 livres, c’est-à-dire cinq mois de salaire d’un ouvrier.
La durée de l’apprentissage variait entre dix mois et trois ans ; les absences, quelle qu’en soit la cause, devaient être récupérées à la fin du terme.
L’accès à la maîtrise
Dans les villes où les boulangers étaient réunis en une corporation, les statuts de celle-ci réglaient l’accès à la maîtrise, c’est-à-dire, en fait, au droit d’ouvrir boutique dans la ville. Ce fut le cas à Castelnaudary à partir de 1679. Le candidat à la maîtrise devait confectionner un "chef d’oeuvre", en l’occurrence, "deux conditions de pain, savoir du pain blanc et du pain bis". Il devait, en outre, payer "au trésorier et clavaire(1) de ladite ville, au profit d’icelle (celle-ci), pour son entrée dans ladite maîtrise, la somme de 5 livres, à la confrérie dudit métier 15 livres, aux préposés dudit métier 1 livre à chacun pour les peines qu’ils auront exposées pour les examiner, au greffier desdits sieurs consuls, tant pour prendre le serment, enregistrer leur réception que pour leur faire expédier icelle 3 livres, et aux préposés et maîtres qui auront examiné leurs chefs d’oeuvre, un dîner à la bonne grâce et discrétion de celui qui aura été reçu audit métier". Faisons le compte : 25 livres, plus la note de l’auberge : autant de barrières protectrices opposées à un éventuel concurrent, si tant est que son "chef d’oeuvre" ait été accepté. Une exception était faite pour les fils des maîtres auxquels nulle somme n’était demandée, le candidat n’étant astreint, une fois son "chef d’oeuvre" reçu, qu’à offrir "un gracieux dîner aux préposés et maîtres qui l’auront examiné".
Ces contraintes n’avaient d’autre but que de dissuader tout ouvrier boulanger de s’établir dans la ville. Ce verrouillage fut efficace : à la fin de l’Ancien Régime, Castelnaudary comptait une boulangerie pour 260 habitants, contre une pour 130 habitants à Revel. Il en résulta des si-tuations de fortune très différentes entre les maîtres boulangers de ces deux petites villes du Lau-ragais.
Les "flesquières" étaient autorisées à vendre du pain "à la place et dans les maisons", mais ce pain devait être "d’une seule condition et avec toute sa farine, suivant la coutume". En outre, elles devaient le vendre "deux deniers de moins par livre que les boulangers".
Les maîtres boulangers face aux autorisés consulaires
Les villes étaient administrées par des consuls assistés d’un conseil politique. Il leur appartenait de fixer le prix du pain en fonction de celui du blé dont, semaine après semaine, il suivait les variations. Ce prix devait assurer au boulanger une honnête rémunération - sans plus.
Deux modes d’adaptation du prix du pain au cours du blé étaient possibles. Le premier consistait à faire varier le poids de la miche, son prix restant invariable. À Castelnaudary, en 1572, il fut décidé que la miche de pain devrait peser 2 livres 1 once (840 grammes) quand le setier de blé (d’une capacité de 60 litres, 34) valait 20 sous. Au XVIIe siècle, cette méthode fut abandonnée : le prix du pain fut fixé sur la base du poids de la miche qui, dès lors, ne fut plus soumis aux variations hebdomadaires. On pouvait également porter du blé au boulanger en échange de pain, selon un barême fixé par la coutume.
Au cours du XVIIIe siècle, le prix du blé (et, par voie de conséquence, le prix du pain) tripla, alors que les salaires n’augmentèrent que de quelque 50 %. Or le pain tenait une place centrale dans l’alimentation, et la plus grande partie du salaire des travailleurs était consacrée à la nourriture. Cette dégradation du pouvoir d’achat était, pour une grande partie de la population, génératrice de disette ; cela pour toutes les villes et villages, du Lauragais et d’ailleurs.
Craignant des troubles sociaux et ne pouvant agir sur le cours du blé soumis à la loi du marché, les consuls de Castelnaudary s’efforcèrent de limiter la hausse du prix du pain en réduisant la marge bénéficiaire des boulangers. Il s’ensuivit des affrontements aux rebondissements multiples entre les autorités de la ville et la corporation des maîtres boulangers.
La boutique d'un boulanger au XVIIIe siècle, document tiré de l'encyclopédie Diderot
Les alliances familiales
Les boulangers appartenaient au monde des gens de métier ; dans la majorité des cas, leurs épouses étaient issues de ce monde.
A Avignonet, au XVIIIe siècle, au fil des actes notariés, nous voyons se nouer des liens entre des familles de boulangers. Ainsi Arnaud Page épousa-t-il, en 1779, Marie Coffinières, fille d’Etienne, alors qualifié "d’ancien boulanger". Cet Etienne Coffinières avait lui-même épousé, en 1755, la veuve de Jean Vaysse, maître boulanger. Arnaud Bauguel, qui, en 1766, contracta mariage avec Marie Page, appartenait également à une famille de boulangers d’Avignonet. L’union de ces deux familles fut renforcée, deux ans plus tard, par le mariage de François Page avec Modeste Bauguel.
Le cadre de vie des boulangers
Si nous faisons abstraction des riches boulangers de Castelnaudary qui, au XVIIIe siècle, achetaient les plus belles maisons de la ville, le cadre de vie des boulangers du Lauragais ne se distinguait pas de celui des maîtres des autres corps de métier que nous connaissons grâce aux inventaires établis après leur décès.
Nous prendrons pour exemple Pierre Ricalens, maître boulanger de Revel, qui décéda le 21 mars 1770. Il était le petit-fils de Pierre-Jean dont la présence à Revel, en qualité de maître boulanger, est attestée en 1698. Dans l’inventaire dressé aussitôt après son décès (le corps étant présent) Pierre Ricalens est qualifié "d’ancien boulanger". Nous ne saurions dire si c’était son âge et/ou son état de santé qui l’avaient amené à rechercher un travail physiquement moins éprouvant ou s’il avait choisi d’exercer une activité plus lucrative ; la première hypothèse paraît devoir être privilégiée. En association avec son gendre, Antoine Gabolde, lui-même boulanger et "trafiquant", il faisait (à petite échelle, semble-t-il) le négoce des grains. L’inventaire révèle, en outre, un modeste commerce de vaisselle de terre.
Certaines familles plus aisées possédaient un four à pain domestique - crédit photo : Couleur Média
La maison, située rue de Castres, se composait de six pièces réparties sur deux niveaux et d’un galetas sous les combles : au rez-de-chaussée, une "petite salle basse" ou "cuisine", une chambre et une boutique ; au premier étage, trois chambres dont une, petite, sur la cuisine, "servant de grenier".
La salle basse était le principal lieu de vie. C’est dans cette pièce que Pierre Ricalens avait son lit qu’isolaient des rideaux de bergame tendus sur une "seule barre de fer" (ce qui évoque l’alcôve) ; la literie, "soutenue par deux bancs", était composée de "couette et coussin avec plumes, paillassière, couverte de laine, une couverte piquée calamandre et deux linceuls (draps de lit)". Une "maie à pétrir pain avec son couvert", flanquée de deux bancs, servait sans doute de table. Un "cabinet en deshabilloir" en noyer, avec deux tiroirs, un coffre également en noyer, cinq chaises paillées et une "salière bois sans clef" achevaient de meubler la salle basse. La cheminée était munie d’un "pendant de feu" (crémaillère) et de "fériés" (étriers), de landiers de fer, d’une pelle et de pincettes. Une "roue en bois avec son arbre de chêne" actionnait une broche. Une autre broche "petite à main", une brochette et une "grille en fer à sept barres" attendaient leurs pièces de viande. Dans un "petit cabinet à une seule ouverture, avec un loquet", aménagé, semble-t-il, dans l’épaisseur de la muraille, on avait rangé les couverts (sept cuillères en étain, six fourchettes en fer) et cinq gobelets qui voisinaient, entre autres, avec deux petites lanternes, une lampe en étain et une seringue évoquant l’administration de clystères (lavements). Ailleurs, en cette salle, on releva la présence de trois lampes et de deux petits chandeliers en laiton, d’une bouteille d’Angleterre, de trois mesures présumées en étain (un quart, un uchau et un demi uchau), d’un huilier en étain et d’une bassinoire en cuivre.
C’est dans la boutique, séparée de la salle basse par un "ciel ouvert" (cour) où se trouvait un puits, que l’on rangeait les ustensiles de cuisine : trois chaudrons, une casserole, un casset, soit, avec une bassinoire, 40 livres de cuivre, ainsi que la vaisselle d’étain - vingt-quatre assiettes, une écuelle "avec son couvert", un "plonjon" (cruchon) d’étain, huit cuillères - pesant, avec deux chandeliers, 47 livres et la vaisselle de terre présumée à usage domestique : trente-deux assiettes dont onze en "terre de St Quentin", deux cruches et huit petits pots ; à cette vaisselle de terre s’ajoutaient neuf assiettes et deux tasses de faïence grise.
La chambre attenant à la salle basse, sur le derrière de la maison, servait de chai et de fourre-tout. On y trouva une cuve "pouvant cuver neuf barriques vin", de la futaille, onze comportes, une "vieille maie à pétrir vendange", mais aussi trois chaises de bois et quatre tables, une romaine "de 25 livres au grand poids" et des balances de cuivre. C’est dans cette pièce que l’on tenait les salaisons, en l’occurrence, "un coin lard pesant 9 livres 1/4" et un jambon du poids de 16 livres 1/4.
Cette pierre taillée servait d'instrument de mesure sous les Halles de villes. Les cavités fonctionnaient comme unité de mesure. Placée sur un support en bois, elle effectuait des rotations permettant de déverser le grain dans des sacs. |
Le boulanger possédait toujours une balance romaine pour peser le blé fourni et destiné à la production de pain |
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La présence de tables retient l’attention. Il était fréquent qu’un habitant (quel que soit son état) tienne chez lui cabaret, débitant à petites mesures le vin de sa vigne et, à l’occasion, servant une collation. Pierre Ricalens, qui possédait une vigne, s’adonna à cette pratique : en témoigne le rôle de la capitation de 1751 qui le classe parmi les "cabaretiers".
Montons à l’étage. La chambre donnant sur la rue de Castres était celle où couchait Louise, la fille cadette de Pierre Ricalens qui vivait avec lui. Elle était pourvue d’une cheminée, avec ses petits chenets en fer, une pelle et des pincettes. Le lit à quatre quenouilles, garni de ses rideaux couleur d’or en cadis de Saint Gaudens, était "vieux", la couette et le coussin remplis de plumes d’oie, la couverture de laine et les deux draps formant la literie étaient "usés". Un "cabinet en deux corps et deux tiroirs au milieu, bois noyer, vieux", un fauteuil et six chaises "garnies de paille" achevaient de meubler cette chambre. C’est dans le cabinet que Louise, outre son "vestiaire", avait rangé le linge de la maison : neuf draps de lit en "toile commune", et vingt-neuf serviettes "fines ou grossières". C’est peut-être dans les tiroirs de ce meuble que Pierre Ricalens tenait "douze petits livres, comme le Nouveau Testament, les Evangiles et autres" : les seuls ouvrages qu’il possédait.
La chambre de derrière était transformée en grenier. Du blé non ensaché y était entreposé en "plu-sieurs petites piles". La petite chambre servait aussi de grenier. On avait également engrangé des vesces dans la chambre de Louise et du maïs dans le galetas. Pour l’essentiel, ces grains, qui envahissaient la maison, appartenaient à la "société" formée entre Pierre Ricalens et son gendre et dont la constitution avait été officialisée par un acte dressé par Me Jean Durand, notaire de Revel, la veille même du décès de Pierre Ricalens.
L’"accoutrement" des boulangers
Pas plus que par leur logement, les boulangers ne se distinguaient des autres artisans par leurs vêtements. Ceux-ci étaient portés jusqu’à leur usure extrême ; ce n’était pas là signe d’indigence, mais d’esprit d’économie. Les modes du costume masculin évoluèrent lentement au cours de ces siècles, mais évoluèrent tout de même.
Sous le règne de Louis XIV, par dessus la chemise, le plus souvent en toile grossière, était passé un pourpoint de raze ou de cadis (étoffes communes de laine) ; un rabat pouvait en recouvrir le collet. Le pourpoint sera progressivement remplacé par le justaucorps, également en drap et généralement doublé de toile. Cet habit se prolongeait vers le bas par des hauts de chausse, en toile pour l’été, en drap pour l’hiver, et par des bas de toile, de cordelat (chaîne de chanvre et trame de laine ou de chanvre) ou de bayette (tissu de laine épais). Des souliers, il était parfois dit qu’ils étaient en maroquin ou en vache. Les sabots, communément chaussés, sont rarement mentionnés dans les inventaires, du fait probablement de leur médiocre valeur. Nous trouvons parfois, dans ces garde-robes, un manteau de raze ou une cape. Enfin, il n’était pas de vestiaire sans chapeau, gris ou noir.
Au XVIIIe siècle, par "habit", il faut entendre un justaucorps, porté sur une veste, et des culottes ; des boutons de manche pouvaient enrichir le justaucorps. Des redingotes figurent dans quelques inventaires de la seconde moitié du siècle. Couvrant le chef, s’ajoutant à l’incontournable chapeau, nous trouvons, à l’occasion, des bonnets de coton ou de laine. Il est parfois précisé que les souliers étaient munis de boucles de fer ou de laiton. Rompant avec la domination des teintes sombres du XVIIe siècle, des couleurs vives apparaissent, quoique timidement.
Les boulangers dans la cité
A l’instar des autres gens de métier du Lauragais, sous l’Ancien Régime, les boulangers ne se différenciaient pas du reste de la population du Lauragais dans la pratique de leur religion (la catholique à Castelnaudary ou à Avignonet, la huguenote à Revel). Ils prenaient leur part, chacun à la place que lui assignait son rang, dans les réjouissances publiques. On trouvait certains d’entre eux au cabaret (les archives du sénéchal en témoignent) s’adonnant volontiers à des jeux de hasard, malgré les interdits royaux et se mêlant, à l’occasion, aux rixes d’après boire. Leurs femmes et leurs filles se rencontraient en cet autre lieu de convivialité qu’était le lavoir où s’échangeaient les papotages et s’entretenaient les rumeurs.
Si les siècles infléchirent les modes, ils eurent peu de prise sur les mentalités et les actes du quotidien. Les techniques de production et les gestes séculaires se perpétuèrent bien après que la Révolution eût introduit le doute dans les croyances et bouleversé les comportements.
Henry RICALENS
(1) autre titre du trésorier