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Couleur Lauragais : les journaux

Jean-Paul Carrié, ébéniste d'art - 1ère partie

Depuis la fin du XIXème siècle, ébénistes, marqueteurs, ciseleurs, sculpteurs et bronziers ont fait de Revel la capitale du meuble d'art. Couleur Lauragais vous propose, dans ce numéro et le suivant, de retracer l'histoire du meuble d'art que nous raconte Jean-Paul Carrié, tout jeune retraité, au travers de sa vie.

Paul Carrié et d'autres menuisiers
Paul Carrié et d'autres menuisiers devant l'atelier Dagne,
rue de la Liberté à Revel, en 1929

Les débuts du meuble à Revel
Revélois depuis plusieurs générations, mon atelier a été bâti dans la maison familiale construite en 1830 par mon aïeul, dans ce qui s'appelait alors le Faubourg de la Pâte d'Oie où s'étalaient patus et jardins. A la fin du XIXème siècle et en ce début du XXème, le meuble de Revel commençait déjà à avoir une bonne notoriété. Mon grand-père paternel, originaire de St Félix Lauragais, trouva du travail comme serrurier bronzier dans un atelier du meuble de la ville, et fit la connaissance d'une revéloise, ma grand-mère. Mon père naquit en 1912.

Les documents de l'époque m'ont donné un aperçu de l'industrie du meuble durant cette période. Quelques ateliers importants étaient depuis longtemps équipés de machines outils. Il se fabriquait une quantité de meubles importante dans le goût et l'esprit des meubles d'époque du XIXème siècle, avec quelques variantes du style qu'avait apporté lors de sa création Alexandre Monoury. Après son Certificat d'Etude Professionnel, mon père entra en apprentissage le 27 juin 1926 dans l'atelier Peyrat, après une visite médicale légale, et y resta jusqu'en 1929.
A cette époque, la municipalité de Revel avait organisé et financé des cours de dessin pour les apprentis. Les cours étaient assurés par Mr Metge de Sorèze. A Toulouse, des concours départementaux étaient organisés et mon père en remporta quelques-uns.

livret travail enfant
Au début du XXe s., le travail des enfants était réglementé : ici la carte de travail de Paul Carrié quand il a commencé à 14 ans,
ainsi que sa carte d'assurance sociale
carte assurance sociale
interieur livret travail enfant

Dans ce premier quart de siècle, la fabrication de meubles était devenue la principale activité économique de Revel. La gare était le vecteur ; les matières premières arrivaient ; elles repartaient emballées dans des caisses. Des messagers journaliers faisaient ces échanges avec les villes de Toulouse et Castres. Scieurs, bronziers, serruriers, vernisseurs, droguistes, couturiers et tapissiers s'étaient établis en corollaire au meuble. Les mobiliers fabriqués étaient toujours des copies de style et du mobilier de 1930. Il y avait aussi 5 ou 6 fabricants de sièges et meubles de cuisine.

Mon père s'installe comme artisan
En 1936, mon père prit pour épouse une vernisseuse en tampon. La guerre arriva en 1939. Il fut mobilisé et ne revint qu'en 1945. Je naquis en 1946. A cette époque, l'Avenue de Castelnaudary était toute autre : des catalpas et platanes bordaient l'avenue, il y avait une ancienne brasserie à l'abandon, des commerçants, des mécaniciens, un café, une épicerie, qui cernaient une borne indicatrice au centre du carrefour. A l'horizon, on apercevait la ville avec l'Eglise Notre Dame. Une voiture passait tous les quarts d'heure.
Mon père devint Artisan en 1946. Il loua une ancienne écurie dans un bâtiment qui avait dû être un relais de poste, situé à 50 m au dessus de notre maison. J'allais souvent jouer et traîner dans l'atelier, où j'y confectionnais sabres et épées pour des batailles imaginaires. Je m'amusais aussi à découper des figurines sur une scie en bois actionnée à la pédale. Je me souviens des bonnes et mauvaises odeurs des établis où l'ouvrier de mon père travaillait : des odeurs de colle et de cire, des grandes varlopes et rabots ; de mon grand-père dont j'entendais le bruit de la lime sur le bronze et que je regardais en train de percer les cuivres à la chignole à main, tremper le bronze terne dans un bain d'acide qui ressortait fumant ; je me rappelle encore le son du marteau sur le valet, les grandes armoires que mon père fabriquait dans lesquelles je m'enfermais.

Paul Carrié dans son atelier

Paul Carrié dans son atelier


Paulette Carrié

Paulette Carrié apprend à des stagiaires
à faire le vernis tampon

 

Comme beaucoup de ses collègues artisans, mon père ne possédait pas au début de machines à bois ; on allait travailler le bois chez un collègue. J'avais grand plaisir à pousser le chariot chargé de bois à travailler. Lorsque l'on se promenait à Revel à ce mo-ment là, il y avait 2 ou 3 ateliers artisanaux ou industriels dans chaque rue et avenue, et l'on entendait à chaque pas les machines à bois ron-ronner et les maillets taper. Le genre de meuble d'avant guerre avait varié. Les décorateurs parisiens avaient créé un style dérivé des années 1930, le moderne de l'époque appelé maintenant style année 50 ou "moustache". Il se fabriquait aussi des copies de style régionaux. Les décorateurs et ensembliers parisiens, ayant constaté le retour économique, les bienfaits du plan Marshall, le plein emploi et le besoin d'oublier les années de guerre mettaient au goût du jour la copie de style Louis XV. En particulier, de grandes modes furent lancées, chambre avec lits capitonnés, salle à manger... A Revel, on appelait cela le genre ancien. C'était un mobilier très prisé par les classes montantes des villes et également ostentatoire pour la réussite sociale. La clientèle était variée : fonctionnaires, commerçants, petits patrons...

commode de Paul carrié
meuble style Louis XV

Œuvre de Paul Carrié

Meuble style Louis XV

meuble style moustache

Le style Moustache très à la mode dans les années 50-60

Ma jeunesse dans les années 50
Je n'étais pas très doué à l'école. je préférais les récréations, les jeux et les cabanes que nous construisions au Padouvenc de Notre Dame. A 14 ans, certains de mes copains entrèrent au Lycée Professionnel de Revel situé alors Avenue Vincent Auriol. Mon père ne m'y fit pas entrer car il se dit que rigolades et espiègleries ne feraient que continuer de plus belle. Il était de santé précaire et moi-même étant costaud pour mon âge, il pensa que je lui serais d'une plus grande utilité à l'atelier. Il ne possédait qu'une scie à ruban. Il avait à cette époque un apprenti plus âgé que moi. Je rentrai donc en apprentissage en septembre 1960. En même temps, mon père m'avais inscrit à la Chambre des Métiers qui dispensait un enseignement général par correspondance. J'allais également au cours de dessin le samedi après-midi au lycée de Revel. L'apprentissage se déroulait sur trois et quatre ans. Pour moi, il était un petit peu particulier. J'apprenais les diverses phases, sans méthodologie, sans aucune obligation. Seul le travail urgent comptait. Naturellement, je me levais à 7 h du matin. Mon premier travail était d'allumer le feu afin de faire chauffer les fers à plaquer. Ce feu était élaboré pour durer toute la journée, une façon héritée du XIXème siècle. Je superposais une couche de copeaux de bois, des longueurs de bois et une couche supérieure de copeaux. Une couche de cendre tassée recouvrait l'ensemble pour ne laisser que le passage des feux. Cela se consumait lentement. La colle d'os chauffait dans un système de pot en tôle chauffé grâce à une lampe à pétrole et à huile. L'hiver, un poêle à sciure chauffait l'atelier. Matin et soir je devais m'occuper de l'intendance de l'atelier. L'apprentissage commence d'abord par l'affûtage pendant une ou deux semaines. Puis, pendant 2 ans, viennent les premiers maniements des varlopes et rabots. Tout mon apprentissage fut manuel, entrecoupé par des périodes de vernissage, lorsque ma mère avait trop de travail. Je m'occupais des caisses d'emballage pour expédier les meubles. De la pré-adolescence, j'étais rentré dans le monde des adultes et cela me plaisait. Apprendre un métier artisanal n'était pourtant pas tout rose : "engueulades" et coups de pied dans le derrière étaient souvent de mise. Jointer les panneaux au bouvet, tenons et mortaises, aplanir les planches à la varlope, racler pendant des journées entières, tout cela faisait partie de l'ordinaire. Pendant 3 ans, à raison de 50 h par semaine, je commençai à être imbibé par le métier. A cette époque, mon père me bandait les yeux pour me faire sentir le galbe des meubles ou des commodes et me disait : "Uno coummodo Louis XV es cômmo les patenllos d'uno femâ." (Une commode Louis XV, c'est comme les fesses d'une femme).

Colle d'os

Jean Paul Carrié se sert de la colle d'os et des
fers qui chauffent à la cheminée
afin de plaquer le bois de rose ou de violette

Le temps du CAP arriva, mon père ne voulut pas que je me présente. L'année suivante, l'occasion me fut donnée d'aller en Andalousie. Je préférai d'emblée cette opportunité et n'obtins jamais ce bout de papier qui à l'époque n'était d'ailleurs d'aucune utilité.
Insensiblement, j'arrivai à savoir fabriquer un meuble entièrement. Ma plus grande satisfaction fut le jour où avec l'accord du client j'exécutai du plan à la finition un petit bureau et que pu le lui livrer. Je vis l'aboutissement des efforts et des difficultés pour arriver à un résultat. L'effort de reconnaissance est bien souvent plus satisfaisant que le gain.

Au cours des années 1965, le meuble à Revel est à son zénith
Plusieurs ateliers avaient 50 ouvriers ; de nombreux artisans s'étaient établis : des magasins vendaient une variété de mobilier, plus de mille personnes directement ou indirectement travaillaient dans le meuble. Une dizaine de camions partaient chaque semaine livrer la France entière. Depuis, mon père avait emménagé l'atelier dans la maison familiale. Nous faisions ensemble des modèles classiques mais nous étions lassés de voir tout le temps les mêmes formes. Je lui suggérai de fabriquer du meuble massif. il fallut modifier notre fabrication, et entre temps, nous nous étions équipés de machines à bois. Nous servions plusieurs types de clientèles : des marchands de meubles qui prenaient les copies courantes du genre ancien, des particuliers dont le choix était varié autant de bois de rose que de meubles massifs. Tout en restant le patron, mon père me laissait la liberté d'orienter les choix des fabrications afin de m'impliquer au maximum.
A 16 ans, la caserne des pompiers était en face de mon atelier. Je fus pris par les bras de Sainte Barbe et devins pompier volontaire. Cela me plaisait beaucoup. J'aimais le danger, l'imprévu, le feu, l'eau et une devise qui m'est chère "Sauver ou périr". Mais, je devais aussi fournir du travail en atelier. Je me levais naturellement à 4 ou 5 heures du matin et je faisais allègrement 80 h au moins par semaine.
Quelques clients de cette époque commençaient à désirer un autre mobilier que l'ordinaire. Nous possédions des livres d'art et une collection de Connaissance des Arts importante. Les clients choisissaient leur meuble dans ces livres et nous l'exécutions. Nous sous-traitions la sculpture et la marqueterie. Le travail devenait un peu plus intéressant et moins rébarbatif. Cela entraîna un approfondissement stylistique, historique et culturel que je pris avec passion et qui ne m'a pas quitté depuis lors.

La Wastringue pour travailler le galbe
L'Herminette pour dégrossir le bois
La Watringue pour travailler le galbe
Le Bouvet à rainer
L'Herminette pour
dégrossir le bois

 

 

 

 

Le Bouvet à rainer

Je reprends de l'entreprise familiale
En 1971, je me suis marié. Mon père, très fatigué et malade, me laissa l'entreprise. J'avais gardé son ouvrier et apprenti et pour servir la clientèle particulière, je dûs acquérir un fourgon. Déjà la mode changeait. Le mobilier fabriqué était verni et massif. Cela allait de la salle à manger en merisier au living Louis XV... J'avais une clientèle composée uniquement de particuliers. Nous avons fait des reproductions de meubles d'époque. J'obtenais l'autorisation de les photographier et mesurer dans les musées à condition de respecter certaines clauses. J'ai eu la joie de reproduire un buffet Riesener et de créer un environnement assorti ; également des reproductions de Topino, Oeben... Lorsque les bronzes étaient inexistants, il fallait les faire sculpter en bois, ciseler et fondre. Ils ne servaient que pour un ou deux modèles. C'était excitant, mais peu rémunérateur. Un client qui avait une maison de maître me proposa de réparer et de faire entièrement des boiseries pour un salon. Le défi me ravit. Après acceptation et documentation, je me suis mis à l'ouvrage. La hauteur de plafond était de 4 mètres, les portes et la cheminée étaient tout en noyer. Cela fut très enrichissant pour apprendre le métier. J'ai également fait à cette époque un peu de meubles contemporains.

Meuble style Louis Philippe
Meuble style Louis Philippe
Jean Paul Carrié travaillant dans son atelier
Jean Paul Carrié travaillant dans son atelier

Pendant toute cette période qui s'est étalée sur une dizaine d'années, la grande mode du style Louis Philippe est arrivée. Tout le monde voulait son meuble "tulipe". Ces meubles étant très faciles à usiner et par nécessité économique, je me mis à fabriquer du Louis Philippe. Mais au bout de quelques temps, je m'en suis lassé. Mes ouvriers ayant choisi une autre voie, je me retrouvai seul à l'atelier.
A l'âge de 40 ans, Jean Paul Carrié va prendre une nouvelle direction. Au hasard des rencontres, il va s'intéresser à une autre activité : la restauration des meubles anciens. Couleur Lauragais vous racontera, dans son prochain numéro, cette passion qui ne l'a plus quittée jusqu'à sa récente retraite.

Interview : Christine Le Morvan

Crédit photos : collection Jean Paul Carrié

 

Couleur Lauragais n°91 - Avril 2007