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L'objectif de son voyage sera l'étude des restes architecturaux de la civilisation antique gréco-romaine (à Nîmes notamment) puis le système d’alimentation en eau du Canal, car il souhaitait construire un canal entre des rivières, le Potomac, l’Ohio, l’Hudson et le lac Erié. Cette voie d’eau sera construite plus tard et existe toujours en 2006 (le canal de l’Erié). Enfin grand amateur de vins fins, il recherche des cépages qu’il introduira dans son pays pour créer un vignoble en Virginie. L’homme et son oeuvre sont classés au Patrimoine Mondial de l’Humanité par l’UNESCO (organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture). Ainsi la modeste borne d’amarrage où il s’est attaché à Ayguesvives-Baziège, au mois de mai 1787 est, elle, deux fois inscrite au Patrimoine Mondial, une fois au titre du Canal (en 1996), une deuxième fois en hommage à Jefferson.
Jefferson est une personnalité exceptionnelle
En 1787, nourri par la lecture des Lumières (Voltaire, Diderot, d’Alembert, Montesquieu, Rousseau), Thomas Jefferson était républicain, hostile à l’esclavage et à la peine de mort. Sa vie est un vrai roman, aussi, je lui donne la parole : "Je suis né le 13 avril 1743 à Shadwell, en Virginie, la plus vaste des colonies anglaises d’Amérique. J’ai peu connu mon père, Peter Jefferson, ingénieur de son état, converti en planteur de tabac, mort prématurément en 1757". Il reçoit une éducation soignée par un précepteur qui lui enseigne le grec et le latin, puis des études de droit le conduisent à la profession d’avocat. Il était passionné d’architecture, de mathémati-ques, d’histoire naturel-le. Vers 1772, les colonies anglaises d’Amérique se soulèvent contre l’Angle-terre et luttent pour leur indépendance. Jefferson participe farouchement au mouvement dont il devient un des leaders : "mon enthousiasme pour les réformes me poussait à réclamer un gouvernement républicain". Il est choisi comme président d’un comité chargé de rédiger l’Acte Fondateur des Etats Unis : la Déclaration d’Indépendance adoptée le 4 juillet 1776 (c’est depuis la Fête Nationale des USA). Il en est le principal rédacteur et pour la première fois dans l’histoire du monde, les idées nouvelles en-traient dans la réalité des faits : "la Liberté et l’Egalité étaient solennellement affirmés, les Droits Fondamentaux de l’Homme ouvertement reconnus". L’ensemble de ces grandes idées nous les retrouverons dans la Révolution française de 1789. D’ailleurs sa correspondance avec Lafayette en témoigne, il participe à la rédaction de la Décla-ration des Droits de l’Homme et du Citoyen, de la France, en août 1789. En 1785, il est ambassadeur des Etats Unis à Paris, auprès de Louis XVI, où il reste de 1785 à 1789. Fondateur du parti républicain, il est président des Etats Unis de 1801 à 1809. Il inaugure la nouvelle capitale Washington et achète la Louisiane à la France en mai 1803 (bassin du Mississipi et Nouvelle-Orléans) pour 15 millions de dollars. Il a joué un grand rôle dans la formation du nouveau goût architectural qui devait détrôner l’ancien style colonial anglais, ce fut le style "jeune république". Il donna les plans du Capitole de Richmond (en Virginie) inspiré de la Maison Carrée de Nîmes, dont il parle longuement dans son mémoire. Il influença fortement l’architecte Thorton pour la construction du Capitole de Washington.
Le voyage de Sète à Bram
Le Président quitte Paris le 28 février 1787, après un accident (une fracture du poignet droit) alors qu’il accompagnait la belle Maria, une "Florentine à la chevelure d’or". Les médecins lui ont recommandé une cure thermale aux eaux d’Aix en Provence, qui se révèlera totalement inefficace. Il loue une voiture démontable, tirée par un cheval, puis il embauche un valet conducteur qui l’accompagne tout au long du voyage, la voiture est parfois démontée et la cabine placée sur une barque louée également. Le cheval et le valet suivent le chemin de halage. Le Président travaille dans la cabine, mais il peut avancer à pied sur ce même chemin. Il monte directement à cheval quand il suivra la Rigole depuis Naurouze jusqu’à la prise d’Alzeau. Ses notes sont très intéressantes, "Rome partout présent" avec le Pont du Gard, Orange, Nîmes (le 9 mai), Avignon et le Palais des Papes. A partir de Sète il note tous les soirs ce qu’il a vu, la couleur des sols rouges, il décrit les monuments, les personnes qu’il a rencontrées : les paysans et les bourgeois plutôt que les célébrités locales. Il est particulièrement intéressé par les faucheurs de luzerne ou les plantations de mûriers. Après Sète, Jefferson nous entretient de l’étang de Thau, les Onglous, Agde la noire (en pierre volcanique), les épanchoirs de l’Orb, l’escalier d’eau de Fonserannes. Après Bé-ziers, il mesure la longueur de la voûte de Malpas (tunnel creusé par Riquet), Ensérune, le Somail et l’embranchement de la Robine, "un coucher de soleil sur Marseillette et l’étang" ; "je lis, j’observe, je note ce que je vois". Il est surpris par le travail des femmes, fortes lauragaises qui sont "charretières, bûcherons, forgeronnes, marinières, éclusières, moissonneuses". Carcassonne : "une vision médiévale". L’écluse double de Lalande marque "la limite de la culture de l’olivier".
Au coeur du canal, les rigoles et Saint Ferréol
A Naurouze, le Président remarque que le Bassin de Riquet a été engorgé par les eaux boueuses de la Rigole et a disparu. Depuis Naurouze, à cheval, il se plonge dans la clef du Canal, c’est à dire le problème de l’alimentation en eau, sur les Rigoles qui alimentent le bief de partage.
Le Lampy est un "simple ruisseau devenu bassin par la volonté des ingénieurs du roi". Il mesure la longueur de la digue en granit (120 mètres). Par contre peu de choses sur la prise d’Alzau et la Galaube, rien sur la rigole d’essai (1665) ; cependant il signale que la Rigole est dallée de tuiles (en 2006, elles sont toujours là) et qu’elle porte les "stigmates" du tremblement de terre de janvier 1770. Il mesure la voûte de Vauban : "dont je vérifie la longueur : 123 mètres". Le bassin et la digue de Saint Ferréol sont minutieusement décrits. Il est fortement impressionné par les voûtes et les robinets du système de vidange du lac. Sur Naurouze : "les Pierres d’Alzonne" et Nostradamus, la fin du monde lorsqu’elles se toucheront. Toujours à Naurouze, Jefferson a une très longue discussion avec M. Pin, un ingénieur du canal : "dessin à l’appui, je lui ai démontré la supériorité du levier sur la vis pour manoeuvrer les vannes". A Castelnaudary, il signale le Grand Bassin, les chantiers de construction des barques, les radoubs, le magasin abritant le bois nécessaire aux por-tes d’écluses : "la région de Castelnaudary est riche, on y cultive le blé et le millet, le maïs et la fève, la vigne et le mûrier, le lin, le trèfle et le saule. Ici et là des pâturages non enclos, où paissent quelques moutons et des bêtes à cornes". En quelques lignes nous avons une magnifique des-cription du "merveilleux Lauragais", les céréales, les mûriers, la vigne, les moutons et les boeufs.
La voûte de Vauban, aux Cammazes, immuable depuis 1787 - Crédit photo : Comité des Fêtes du Cabanial
Jefferson à Ayguesvives/Baziège
Jefferson écrit : "J’accélère ma marche en direction de Baziège qui, peu après l’écluse du Sanglier, est atteint à la hauteur de l’écluse d’Ayguesvives. Je décide de passer la nuit à l’enseigne de l’étoile, en plein air, non loin de l’aqueduc édifié par Dominique Gilade entre 1687 et 1689". L’Aqueduc de Gilade permet aux eaux du ruisseau appelé l’Amadou de se glisser sous le canal : il est l’oeuvre de Vauban. Riquet avait eu l’obsession de manquer d’eau pour le fonctionnement du canal, car il craignait que les eaux venues de la Montagne Noire ne soient insuffisantes. Pour lutter contre ce déficit, il fait déverser directement dans le canal tous les ruisseaux coupés par le tracé de la voie d’eau dans les biefs concernés. Ils apportent de l’eau mais aussi des sables, des terres, des limons, des alluvions : en 1685, le Canal est à demi ensablé et on parle de l’abandonner. Le roi envoie sur les lieux un spécialiste, un ingénieur : Vauban, qui est le véritable sauveur du Canal. Il décide la construction de 49 aqueducs c’est à dire de petits ponts-canals, avec 2 ou 3 galeries ou voûtes, sous le canal. Les travaux dureront jusqu’en 1695. A Ayguesvives, c’est l’entrepreneur Gilade qui construit les deux voûtes, d’où son nom.
L'écluse du sanglier intacte et pont du 18ème siècle - Crédit photo : Josiane Lauzé
L'aqueduc de Gilade par lequel l'Amadou passe sous le canal, construit par Vauban - Crédit photo : Josiane Lauzé
L'ancien bassin en ovale de Ticaille-Ayguesvives - Crédit photo : Josiane Lauzé
Jefferson passe la nuit près de l'écluse d'Ayguesvives
Comment se présentaient les lieux en 1787 ? Le moulin de Ticaille n’existait pas, il est daté de 1831. La maison éclusière actuelle, avec un étage, n’existait pas à son emplacement mais au Sud du bassin amont (aujourd’hui abandonné). La maison contemporaine doit dater de 1830 environ. La tuilerie est de 1810. L’auberge Odol est de 1855. En 2006 une borne d’amarrage est toujours là, à 200 mètres en amont de l’écluse. Comme elle est seule Jefferson a pu l’utiliser pour amarrer son bateau : je l’ai baptisé La Borne Jefferson, donc elle est classée deux fois au Patrimoine Mondial. Quelle impression étrange lorsqu’en rêvant, assis sur cette célèbre pierre, haute de 70 cm on essaye d’imaginer un Président des Etats Unis admirant les énormes platanes actuels si proches. Ces arbres doivent dater de la fin du 18ème siècle. Ceux de Naurouze, de taille comparable, sont de 1809.
La borne d'amarrage du bateau de Jefferson lors de sa balade sur le canal en 1787 à Ayguesvives
Crédit photo : Josiane Lauzé
Ô merveilleux Lauragais
L’expression est de Jefferson. 1787 correspond à l’âge d’or du froment c’est à dire une période de très grande prospérité, qui ne sera jamais retrouvée. Le Lauragais est une "usine à fabriquer du blé". Les paysans consomment du maïs, des haricots, des fèves, du mouton. Le blé est vendu, cher, au loin, grâce au canal. Cette population est très abondante car on approche du maximum démographique des années 1850-1860. Après cette date l’exode rural vide les campagnes lau-ragaises. Jefferson signale de nombreux villages et de nombreux châteaux. Pour le Lauragais c’était "la belle époque", un pays de cocagne avec des paysans parlant "la belle langue d’oc".
D’autres voyageurs illustres emprunteront le canal. Ainsi le roi d’Espagne Philippe V en 1701. En juin 1777 le frère de Louis XVI, Monsieur, arrive à Toulouse et visite Saint Ferréol. Le frère de la reine Marie Antoinette. Napoléon II, le 27 juillet 1808 est à Toulouse, il visite le canal du côté du Port Saint Sauveur, mais repart le 28. En 1838 : un écrivain célèbre, Stendhal ("le Rouge et le Noir"), en avril 1848, l’émir Abd El-Kader, de Sète gagne Toulouse. La Merveille de l’Europe attirait déjà bien des voyageurs.
Le barrage de Saint Ferréol (6 millions de m3), digue de Riquet exhaussée par Vauban
Crédit photo : Couleur Média
Jefferson refuse de briguer un troisième mandat et se retire sur sa terre de Monticello. Très populaire, il finit ses jours en philosophe, curieux de tout, aussi bien de la culture de la vigne que de l’architecture antique, s’intéressant aux travaux de la terre et à l’existence des habitants des villes et des campagnes... Il meurt à Monticello le 4 juillet 1826, laissant le souvenir d’un humaniste, libéral tolérant.
Jean ODOL
Bibliographie :
Les Trésors du patrimoine Mondial : 9 tomes
- Tome 8 : le canal du Midi 1996 (page 88)
- Tome 5 : Jefferson (page 64)
Pierre Gérard : "Le voyage de Thomas Jefferson sur le Canal", Loubatières-Toulouse 1995 (avec bi-bliographie)
Corinne Labat : "Le Canal du Midi" avec bibliographie, Empreintes automne 2006
Jean Odol : "Un Président des Etats Unis à Ti-caille 1787", Dépêche du Midi du 26 Août 2002
Michel Adgé : "Les ouvrages d’art du Canal du Midi", 1984 Agde