Les ports au blé du Canal Royal de Languedoc (1681 - 1857)
La
fertilité naturelle des sols argilo-calcaires (terreforts et boulbènes)
du Lauragais et les caractères favorables du climat font du Pays des
Mille Collines une terre à blé depuis la Préhistoire.
Le général Jules César dans son livre "la Guerre
des Gaules" (vers 52 avant J.C) s’extasie sur les collines qui
entourent Toulouse "couvertes de céréales", vraisemblablement
du blé. Par la voie romaine (via aquitania), le blé lauragais
gagnait le port de Narbonne(1) et atteignait ensuite Ostie, le port de la
cité impériale Rome.
Après 1681 le blé retrouve cet axe commercial majeur avec l’ouverture
d’un Canal Royal de Languedoc, de Toulouse à Sète. Oeuvre
géniale, en 1996, il est inscrit au Patrimoine Mondial de l’Humanité
par l’UNESCO.
Pour faire le chemin, on débarque
"le cailloux de Garonne" (vers 1905)"
Crédit
photo : Collection Jean Odol
I.
Pourquoi un canal de Toulouse à Narbonne et Sète ?
Avant 1681 (date d’ouverture du canal), le Lauragais était le
pays du blé avec, très souvent, des récoltes excédentaires
très difficiles à commercialiser ; les deux principaux courants
commerciaux se dirigeaient vers Toulouse et vers Narbonne sur des routes très
difficiles, impraticables l’hiver, avec des prix de revient des transports
très élevés, souvent prohibitifs. Les sacs de grains
(en chanvre) utilisaient des chars à boeufs (20km par jour) et des
mulets bâtés (150kg par animal) ou encore des charrettes tirées
toujours par des mulets. Nos collines étaient le pays de "l’or
jaune", ce blé invendable ; aux 15ème et 16ème siècles
ce fut le pays de "l’or bleu", le pastel, mais au 17ème
siècle, le pastel n’est plus qu’un souvenir ; elles étaient
aussi (et on l’oublie trop souvent) le pays de "l’or blanc",
c’est à dire la laine d’un troupeau très important,
avec une race spécifique, la lauragaise(2).
Riquet
à Bonrepos et à Revel
Riquet était très au courant de ces difficiles problèmes
de commercialisation pour deux raisons ; la première, il était
propriétaire de terres en Lauragais, à Bonrepos (devenu Bon-repos-Riquet),
à quelques 3km au Sud ouest de Verfeil, où il possédait
un château et un domaine attenant ; donc producteur de blé, il
possède une connaissance directe de sa mévente et sa commercialisation
très aléatoire.
Riquet, ensuite, a vécu 10 années à Revel où il
habitait une maison "garlande de cers", à partir de 1648
; il parcourt la Montagne Noire, à cheval, à pied, dans ses
moindre sentiers, dans ses immenses forêts, observant les richesses
en eau de ses multiples torrents. C’est à Revel qu’il a
conçu un canal à point de partage, identique au canal de Briare
(1642) dont il s’est fortement inspiré ; avec une double pente
; depuis Naurouze jusqu’à Toulouse et Naurouze la Méditerranée.
Surtout il a déterminé avec une précision extrême
le système d’alimentation en eau, avec des barrages sur les torrents
(Alzau, Lampy) et une Rigole (petit canal) de 60km conduisant les eaux à
Naurouze ; on est stupéfait devant "la tranchée du Conquet"
(150 m de long) dans laquelle s’insinue la Rigole qui passe du bassin
versant méditerranéen vers le Sor c’est à dire
le bassin versant atlantique. Le Conquet est la clé du canal.
II. Ouverture d’un canal (1666-1681) et aménagement de ports au blé
1.
Un canal génial
L’alimentation en eau est complétée par la construction
d’un barrage et le "magasin d’eau" de 6 millions de
m3 de Saint Ferréol ; plus tard, vers 1781, construction
du Lampy. Avec l’appui décisif et financier de Colbert et de
Louis XIV, des Etats de Languedoc, les travaux débutent en 1666 et
sont terminés au printemps 1681.
14 années de difficultés nombreuses mais toutes surmontées
; 10 000 à 12 000 hommes et nombreuses femmes, creusent les couches
sédimentaires faciles à dégager du Lauragais, mais que
de difficultés vers Carcassonne et le tunnel du Malpas, dans des bancs
de roches dures, calcaires et grès.
Port de Castelnaudary
Crédit photo : Jean Odol
2.
Des ports sont aménagés sous formes de simples quais aux belles
pierres et des magasins attenants pour entreproser grains, pailles et fourrages
; les principaux ports du Lauragais sont : Bram (les magasins sont intacts),
Castelnaudary (le plus grand par la longueur des quais, le plus important
par le trafic), Le Ségala, Renneville, Villefranche-Gardouch (au 2ème
rang pour le trafic), Baziège (au lieu dit "les Landes")
Montgiscard, Toulouse. En liaison avec les ports, dans les gros bourgs du
Lauragais, aux 18ème et 19ème siècles, sont construites
les splendides "halles aux grains" où se négocient
blé, maïs, avoine, avec leurs mesures de pierre ( comme à
Nailloux, Auterive ou Bourg St Bernard) : Lanta, Caraman, Baziège,
Villefranche, Puylaurens, Revel, Bram, Nailloux, Auterive, Venerque.
3. Des routes tracées en fonction des ports. Au 18ème siècle,
à partir surtout de 1740, le Lauragais se couvre d’un réseau
routier dense que le grand spécialiste R. Marconis appelle la "révolution
des routes"(3). Jusqu’en 1681, une seule route est empierrée
: l’antique et prestigieuse voie romaine(4) ; puis apparaissent plusieurs
axes qui aboutissent tous aux ports du canal ; ainsi :
Lavaur - Puylaurens - Revel/Port de Villefranche
Lanta - Caraman/Port de Villefranche
Castres - Revel/Port de Castelnaudary
Labastide Beauvoir/Port de Baziège-Les Landes
Auterive - Venerque/Port de Baziège
Calmont - Nailloux (pont sur la Thésauque) /Port de Villefranche -
Gardouch
Pamiers - Mirepoix - Fanjeaux/Port de Bram
Saissac/Port de Bram
III.
Les résultats
Ce splendide système se met en route en 1681, démarre lentement
jusqu’en 1730, connaît une magnifique prospérité
de 1740 à 1819 (date d’une première crise).
1. Les conséquences économiques et sociales sont nombreuses
; avec l’ouverture de nouveaux débouchés vers Narbonne,
le Roussillon, Sète, Marseille et la Provence, le prix du blé
augmente régulièrement pendant tout le 18ème siècle,
jusqu’en 1819(5). Le trafic sur le canal connaît une évolution
parallèle avec 200 barques naviguant entre Sète et Toulouse
en 1790. La production du blé connaît un puissant essor avec
la conquête de nouvelles terres, des défrichements ; meilleurs
labours avec une meilleure alimentation des boeufs par la création
de prairies artificielles. progrès spectaculaires encore pour le maïs
qui devient la base de l’alimentation (millas) pour les classes pauvres,
le blé étant réservé à la vente ; progrès
encore pour les haricots, les pommes de terre après 1820. Le Lauragais
devient une usine à blé ; les historiens disent encore qu’il
s’agit du premier âge d’or du froment ; le second est contemporain
(1950-2004).
2. Les conséquences sociales sont aussi très importantes ; l’alimentation
de la population lauragaise s’améliore spectaculairement, les
famines disparaissent grâce au maïs et les hommes sont de plus
en plus nombreux, l’augmentation étant surtout très forte
au 18ème siècle (40%) et se poursuit durant la première
moitié du 19ème siècle. Vers 1840-1851, le Lauragais
est nettement surpeuplé. Les grands propriétaires s’enrichissent
fortement en se réservant la plus grande part du blé, au détriment
des métayers et des maîtres-valets ; le résultat est un
bouleversement de la société rurale avec un recul du métayage(6)
car le métayer partage la récolte de blé avec le propriétaire
ou parfois 1/3 au métayer, 2/3 au propriétaire. Le maître-valetage(7)
se développe car le maître-valet est un salarié qui perçoit
en nature un minimum vital qui se chiffre à 4 setiers de blé
par an, plus le logement, le maïs d’un arpent, les produits de
la basse cour, un porc ; dans le système du maître valetage la
part en blé du propriétaire est au maximum.
3. Les conséquences architecturales apparaissent dans les paysages
du Lauragais ; les propriétaires, grands et moyens édifient
de nombreux châteaux : les Châteaux du Froment (au 18ème
et première moitié du 19ème siècle). Couleur Lauragais
a consacré récemment un long article à ces châteaux,
avec une carte. Les églises du Froment sont très souvent des
reconstructions des bâtiments anciens et dégradés, surtout
les clochers murs pignons. N’oublions pas la construction de nombreux
pigeonniers. Des centaines de bordes du froment apparaissent alors, ces belles
"lauragaises" en briques foraines apparentes avec des hangars aux
arcatures qui permettent d’évaluer la superficie : une arcature
= une paire de labourage = 10 hectares environ ; les bourdics des brassiers
sont toujours en pisé.
Port de Renneville Crédit photo : Jean Odol |
Port de Bram Crédit photo : Couleur Média |
IV.
Le déclin et la chute du système, du canal et des ports
A partir de 1820, mais surtout 1840, des blés étrangers à
très bas prix arrivent à Marseille et à Sète ;
venant d’Ukraine (Odessa), ils s’emparent des marchés du
Bas Languedoc et de Provence ; à Bordeaux même évolution
avec l’invasion de blés originaires des pays de la Baltique (Riga).
La catastrophe pour le canal est la construction du chemin de fer avec l’ouverture
de la ligne Bordeaux-Toulouse-Narbonne en 1857. Les blés français
de la Beauce et de la Brie sont moins chers à Toulouse ou Narbonne
que le blé lauragais. La Compagnie ferroviaire des frères Pereire
rachète le canal pour l’étouffer. L’oeuvre de Riquet
est condamnée ; sa lente agonie durera jusqu’en 1975-1980. La
navigation de tourisme a pris le relais ; les ports au blé du canal
sont toujours là, 4 siècles après Riquet, avec leurs
quais en grosses pierres ; parfois les magasins sont intacts, comme à
Bram ou Renneville ; les bâteaux de tourisme ont partout remplacé
les barques en bois halées par des chevaux.
Le classement d’un monument au Patrimoine mondial de l’Humanité
est la plus belle récompense internationale (UNESCO) qu’une ville,
une forteresse, un château, une abbaye, un site (Gavarnie), la cité
de Carcassonne puisse obtenir ; quel label de qualité! Il existe aujourd’hui
environ 750 monuments dans cette famille prestigieuse ; celui de "nostre
Riquet" y figure à côté des Grandes Pyramides d’Egypte
et la Grande Muraille de Chine ou Notre Dame de Paris. Il est désormais
connu dans le monde entier : c’est l’un des monuments les plus
célèbres de France.
Dans son tombeau, au pied du pilier d’Orléans dans la cathédrale
Saint Etienne de Toulouse, Pierre Paul Riquet doit savourer cette distinction
extraordinaire : son nom et son oeuvre au Patrimoine de l’Humanité!
Couleur Lauragais vous conduira dans les coins les moins connus du Canal Royal
de Languedoc, vers la prise d’Alzau, les robinets de Saint Ferréol,
le tracé supposé de la Rigole d’essai (1665) ou le passage
de la Rigole au seuil de Graissens ; et si nous allions découvrir la
tranchée du Conquet et le tunnel du Malpas, l’extraordinaire
musée de céramique grecque d’Ensérune ou l’étang
de Montady ?
Jean ODOL
Port de Montgiscard Crédit photo : Jean Odol |
Les Landes : Port de Baziège Crédit photo : Jean Odol |
(1) le port romain de Narbonne est, en 2004, en cours de dégagement
(voir la revue "l’Aude", automne 2003).
(2) Des études très récentes insistent fortement sur
l’importance de la laine dans l’économie lauragaise ; il
faut voir la thèse de Maguer sur "de la cocagne au blé"
2003 et l’article de Larguier dans les Annales du Midi 2001.
(3) Robert Marconis : "Midi Pyrénées - 19ème et
20ème siècle" Transport-Espace, Société,
Thèse 2 tomes.
(4) Jean Odol : Etudes, articles et conférences dans les Actes des
Médiévales de Baziège -1997-98.
(5) Après bien des vicissitudes, le prix du blé de 1790 est
le plus élevé de l’histoire du canal : 20 livres le setier
(soit 95 litres environ) ; c’est encore le prix du blé en 1935
! soit 80 francs le quintal, avant la création de l’office National
du Blé par le gouvernement de Front Populaire qui fixe un prix national,
141 francs le quintal pour 1936.
(6) F. Pariset : "Moeurs et usages du Lauragais" 1867
(7) Théron de Montaugé :"Les classes rurales dans le pays
toulousain" 1869
Bibliographie : Auteurs utilisés : Pariset, Théron de Montaugé, Maguer, Batigne, Espenon, Odol, Adgé, Marconis.
Couleur Lauragais N°60 - Mars 2004