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Alain Huguet, l'éveilleur de mémoire du Canal du Midi

Alain Huguet est ancien marinier sur le canal du Midi. Au travers de sa vie, c'est toute la grande époque du canal qui ressurgit. Celle des grandes dynasties familiales et du transport de marchandises. Une époque qu'Alain aime à faire revivre et qu'il raconte à Couleur Lauragais.


"Alain Huguet aux commandes de La Réole"
Crédit photo : Couleur Média

Des origines plus maritimes que fluviales
Alain est né en 1944 sur l'Elfe Bleu, une péniche familiale arrêtée pour l'occasion sous un pont de Montbartier dans le Tarn-et-Garonne. Ses origines sont pourtant loin du Canal mais proche du monde de la navigation : son père était marin au port du Pornic en Bretagne. Atteint de tuberculose, celui-ci est radié de l'inscription maritime et est donc obligé de trouver un autre travail. Il s'embarque alors pour le compte d'un groupe pétrolier pour lequel il transporte de l'essence sur la Seine, un travail sans doute à l'origine du surnom qu'on lui donnera dans le sud-ouest : le "parisien". Il s’installe définitivement dans le Lauragais avec son épouse. Alain passe son enfance sur la péniche familiale baptisée l'Elfe bleu.

Matelot à 16 ans…
A sept ans cependant, comme tous les enfants de mariniers de cette époque, il débute sa scolarité dans une pension de Bordeaux où ses parents le placent. Un déchirement loin de son canal et de sa famille ! Il restera dans cette pension jusqu'à l'âge de treize ans. Il y cotoie alors toutes les catégories sociales : des enfants d'artistes de cirque à la jeunesse dorée des vignes bordelaises, futurs héritiers d'empires dans le secteur vinicole. A 14 ans, il remplace sa sœur sur un pétrolier, le "BP Agen". C'est le véritable démarrage de sa carrière sur les canaux du sud-ouest. Il passe son permis à 16 ans. L'épreuve consiste à descendre puis remonter une péniche chargée entre les écluses de Matabiau et des Minimes à Toulouse. Alain réussit cette épreuve et peut donc entamer sa carrière comme matelot d'abord puis comme responsable de bateau à ses vingt ans.

… Marinier à 22 ans
A l'âge de 22 ans, en 1966, il rachète la péniche la Réole. Alain explique en souriant comment s'est déroulé la transaction avec son propriétaire d'alors : "la péniche était vendue pour un prix de 60.000 francs de l'époque. Je n'avais pourtant pas le premier sou de cette somme mais nous avons décidé d'un commun accord, comme cela se faisait fréquemment alors, que 20% du frêt sur chaque transport serait prélevé pour payer le bateau. Nous nous sommes tapés la main en signe d'accord et … vogue le bateau". Cette péniche avait déjà un riche passé à son actif, un passé qu'Alain connaît aussi bien que sa propre histoire. La Réole fût construite à la fin des années 1920, sur un chantier du sud-est de la France. Sa première mise en circulation date du 6 février 1928. De 1928 à 1940, elle transporte du frêt, essentiellement les céréales du Lauragais. Pendant la guerre, les allemands la réquisitionnent pour transporter du gravier et du sable qui serviront à construire le mur de l'atlantique entre Royan et Arcachon. En 1949, elle sert de pont flottant sur la Dordogne pour remplacer le pont Saint André de Cuzac bombardé en 1942. En 1955, elle reprend du service et transporte du vin puis revient à ses origines en 1967, quand Alain la rachète, pour le transport de marchandises générales.

La navigation sur le Canal
Aux commandes de son bateau, Alain sillonne le canal du Midi d'est en ouest plusieurs centaines de fois. Un canal qu'il connaît aujourd'hui comme sa poche. "La particularité du canal", explique-t-il, "tient dans sa largeur. Avec ses 5,5 mètres de large pour un tonnage de 160 tonnes, Pierre-Paul Riquet a vu large : le canal du Midi est plus large que la majorité des autres canaux français". Il ne peut pas, par contre, accueillir les grands bateaux du nord de la France qui font 38,5 mètres de long, la distance entre la porte amont et la porte aval d’une écluse étant de seulement 30 mètres. C'est en fait une voie d'eau de moyen gabarit. Les bateaux chargés ont un tiran d'eau (*) de 1,60 mètre et la profondeur moyenne du canal est de 1,8 mètre. Pas de droit à l'erreur car la marge de manœuvres est faible. Une péniche ne peut bien sûr pas entièrement couler mais peut par contre subir de graves avaries. Tout objet plongé dans le canal est un danger potentiel d'autant plus que la couleur de l'eau impose une navigation à l'aveugle.

Des dynasties de mariniers
Cette difficulté n'empêche pas le commerce de prospérer. A la grande époque, on comptait pas moins de 160 bateaux en navigations. Quelques grandes dynasties familiales de mariniers se partageaient alors l'exploitation du canal. La famille Camboulive était parmi les plus anciens : ses descendants avaient déjà travaillé avec Riquet à la construction du Canal. Il existe en fait deux classes de mariniers. Ceux qui sont salariés et travaillent pour le propriétaire du bateau. La plupart du temps, dans cette première catégorie, on trouve des péniches spécialisées dans le transport d'un type spécifique de marchandises. Dans la seconde catégorie, on trouve des artisans qui transportent indifférement tout type de marchandises et sont à leur propre compte, propriétaires de leur bateau.


"Alain Huguet aux commandes de L’Elfe"
Crédit photo : Couleur Média

Le transport des marchandises
Et les marchandises transportées sont nombreuses. Dans les années 40, les bateaux servaient au transport de vin en cuve. Les pétroliers ont aussi fait vivre le canal pendant de nombreuses années avec des sociétés com-me Antar, BP ou Shell. Ils employaient essentiellement des mariniers de la région borde-laise. Dans les années 75-80, d'autres moyens de transports plus rapides, tels que la route ou le train, ont progressivement été préférés aux péniches. C'est à cette époque que les fils d'artisans mariniers ont rachetés des bateaux pour ouvrir leurs cales et les spécialiser dans le transport en vrac des céréales du Lauragais. Pour trouver du travail, les mariniers s'inscrivaient à une bourse d'affrêtement, un "tour de rôle" qui permettait aux mariniers de proposer leurs services pour le transport de marchandises. Ce transport a également disparus dans les années 90. On revoit cependant depuis deux ou trois ans quelques affrêtements de bateaux mais ceux-ci ne remontent guère plus loin que de Bordeaux à Marmande.

Le sauvetage de l'Elfe
Les transports de marchandises ont laissé les écluses aux bateaux de tourisme qui font connaître le canal à des touristes venus des quatre coins du monde. Un autre façon de partager ce patrimoine international. Mais une ré-orientation économique qui aura aussi coûté cher aux mariniers du canal. Alain, quant à lui, à trouvé une reconversion pour sa fin de carrière. A partir de 1990 et pendant dix ans, il est embauché par la mairie de Toulouse. Il commande une "marie-salope" (**) chargée de transporter les boues de la station d'épuration de Ginestous.
Un travail qui ne l'empêche pas de participer à la sauvegarde du patrimoine du canal. Son nouveau combat, Alain l'a trouvé en 1996. Il apprend alors qu'un remorqueur du canal est vendu par l'administration des voies navigables de France. Le bateau est déjà promis à un ferailleur qui l'a acheté au poids mais Alain arrive à le convaincre de le lui céder. Il le retape entièrement lui redonnant une nouvelle jeunesse et le dote d'un nouveau moteur. Pour saluer cette renaissance, un baptême s'imposait : on renomme le bateau l'Elfe, en souvenir sans doute de ce fameux bateau où Alain vit le jour en 1944.
Aujourd'hui, Alain Huguet vit dans une maison au bord du canal. Amarrés à côté, on trouve les deux bateaux de sa vie : La Réole et l'Elfe. A quelques mois de la retraite, il est devenu un éveilleur de mémoire. Il aime accueillir des enfants sur son bateau et leur raconter sa vie de marinier sur le canal du midi.


Crédit photo : Couleur Média

Interview : Pascal RASSAT

(*) le tiran d'eau est la longueur de coque sous l'eau.
(**) Une marie-salope est le nom donné aux chalands chargés de transporter des déchets.

Couleur Lauragais N°55 - Septembre 2003