Gens d'ici
Tour
de France buissonnier d’un couple de randonneurs :
les chemins du Lauragais
Denis Boulbès aujourd’hui à la retraite, et son épouse Lisa, résident à Carcassonne. Passionnés de randonnée, ils marchent sur les terres occitanes depuis près de trente ans. A partir de 1991, ils ont entrepris un tour de France à pied, bouclé en 8 étés, à raison de 650 à 850 km par été. Une suite d’anecdotes, de rencontres et d’impressions que Denis Boulbès a réunis dans un livre. Couleur Lauragais fait état dans ce numéro du périple qu’ils ont effectué sur les terres lauragaises depuis Bram jusqu’à Caraman.
Denis et Lisa Boulbès
Crédit photo : Denis Boulbès
Premier
jour
Ça fait tout drôle d'aller dormir à Bram, une bourgade
agricole à moins de six lieues de notre maison. Du coup, que noter
? Nous avons l'impression d'être encore chez nous et le soir nous rôdons
comme des âmes en peine dans les rues désertes de notre far-west
local. En somme, pour nous occuper nous nous ennuyons, d’un ennui qui
prend l’espèce de tension tourmentée d’une veille
de grand voyage. N’insistons pas dans la recherche de distractions et
retournons à l'hôtel.
Dans une pièce du rez-de-chaussée, un bruit confus d'assemblée,
non pas des paroles mais des raclements de gorge, des chaises déplacées...
J'entrouvre d'un doigt la porte et je jette un œil. Ils sont tous là
! Cartes en main, pièces et billets sur la table, ils sont tous là
les notables du cru, bien serrés autour du tapis, cigare au bec. Je
reconnais parmi eux une gloire de l’Ovalie. Ah, il s'en passe ! Et ensuite,
après le poker ? On se prend à soupçonner l'existence
de quelque mauvais lieu campagnard, au bord de la RN 113 peut-être,
ou dans une ferme discrète, lieu dont on jaserait de bouche à
oreille sur le marché à la volaille.
Les chemins du Lauragais
Crédit photo : Denis Boulbès
En
suivant le canal du Midi
La belle ouvrage s’allonge comme une tapisserie du temps jadis ou comme
une mélopée aux couplets indéfiniment repris. La procession
des platanes qui le bordent ombrage ses eaux à peine ridées,
de loin en loin, par la proue d’une péniche de touristes. Les
heures passent. Comment les ingénieurs dirigés par Pierre Paul
de Riquet parvinrent-ils à donner à leur oeuvre l’harmonieuse
élégance des palais du XVII° siècle ? Sans doute
par la juste proportion entre la voie d’eau et le chemin de halage,
qui n’est pas sans rappeler le nombre d’or, par la ligne forte
et pure des ponts qui l’enjambent, et encore par la nonchalance avec
laquelle son tracé épouse les ondes du paysage, sans violence
mais avec fermeté. Jusqu’à douze mille ouvriers ont travaillé
ensemble à fossoyer ou à remblayer, et à bâtir
les superbes écluses qui domestiquaient les eaux captées au
loin dans la Montagne Noire. Aucune verrue ne dépare l’ensemble
; ici tout est calme et équilibre. Le canal a été récemment
classé par l’UNESCO dans le Patrimoine mondial, et nous le longeons
avec quelque peu de la fierté de qui détient sur ses terres
un trésor du génie des hommes.
Au Seuil de Naurouze, où un grand bassin et un obélisque à
la gloire de son créateur marquent le point culminant du canal, nous
touchons la ligne de partage des eaux entre Méditerranée et
Atlantique. Lisa s’étonne de penser qu’une goutte d’eau
tombée du ciel puisse en somme se diviser là en deux parts égales
et en deux destins différents.
Nous aimons les points remarquables du paysage, les cimes, les caps, les sources,
les confluents, les cols, voire le croisement des parallèles et du
méridien. Un curieux enchantement nous attire vers ces lieux qui structurent
les terres et en marquent les fractures et les frontières, peut-être
parce qu’ils nous donnent la sensation d’accéder aux articulations
névralgiques des terres ? Le plus curieux sans conteste est le centre
géométrique de la France, dans la commune de Vesdun, plus exactement
fixé d'abord entre Frappon et Lapresle, puis à La Coucière,
et qui se trouve probablement même dans une maison. Heureux habitants,
qui en tournant sur eux-mêmes dominent un pays entier. Mais bon sang,
comment calcule-t'on l'emplacement du centre de l'informe ? Supposons que
ce soit à la façon des écoliers, avec une carte de France
en plastique posée sur la pointe d'un compas, jusqu'à trouver
le point d'équilibre.
Notre triomphe, ce serait de découvrir ce point mythique où
toutes les eaux d’Europe se sépareraient, ce rocher sur lequel
la pluie se diviserait en autant de ruisseaux que notre continent a de mers.
Et si un tel point n’existe pas, inventons-le.
Pause bien méritée
Crédit photo : Denis Boulbès
Episode
à Avignonet
Face à Avignonet, une main a tracé sur l’assise d’un
pont du canal, en vieille cursive rougeâtre sur le plâtre jauni,
mal lisible :
… ermet Homps le 21 Mai 1851
Ja… …ariette muzait
c.. se n’est qu'un miroir
D'une trop coquette
C'est charmant, ça fait roman paysan à la George Sand. Hélas
il y a beau temps que l’eau verte ne réfléchit plus le
visage des jeunes filles romantiques, tant le brassage par les hélices
des chalands qui passent a troublé le miroir.
Arrêt chez des amis. Vive la marche, lorsque la table réjouit
les papilles et lorsque les convives pratiquent l’art de la conversation
! Sur la terrasse la soirée se prolonge, les insectes d’été
grésillent dans les hautes herbes, et l’envie nous vient de parcourir
ensemble la nuit pour ne nous endormir qu’à l’heure du
berger, lorsque son étoile s’éteint dans les premières
cendres du ciel.
Le jour suivant il fait chaud en Lauragais. Soudain, surgissant du fond d’un
jardin, un homme à tête de putois hurle, deux mégères
mal attifées hurlent plus fort encore, et les chiens sont déchaînés
!
- Qui vous a permis de passer ici ? Vous êtes dans une propriété
privée ! Pro-pri-é-té pri-vée ! Vous comprenez
ça ? Si mes chiens vous mordent, vous n'aurez rien à dire. Rien
à dire.
Explosion de cris de la mère et de sa progéniture, le cheveu
paille, le nez tomate, toutes dents dehors. Eperdues de rage, elles aboient
des injures de poissardes mais se gardent d’avancer d'un pas, leurs
sabots plantés dans les rangs de navets. Leurs deux chiens qui se sont
sentis sous la queue ont cessé de japper, eux, et ils gambadent de
conserve.
- Propriété privée. Vous n’avez pas le droit de
passer !
- J'ai compris, cher Monsieur, lui dis-je calmement, et je vous prie donc
d'appeler les gendarmes pour qu'ils nous administrent un procès-verbal.
Remarquez que vous aurez aussi pas mal de torts, parce que vous n’avez
pas mis de panneau ici, ni là, et que je crois savoir qu'il existe
une servitude communale de passage sur ce chemin, et que si vos chiens nous
mordent, vous devrez tout de même produire leurs certificats de vaccination
antirabique, et expliquer pourquoi ils auraient échappé à
votre surveillance, et qu’en prime vous ne pourrez pas vous dérober
à l'assistance à personne à danger.
Sa sainte colère est ébranlée. Les harpies continuent
leurs jérémiades, mais sentent comme un changement d'air. Je
sers ensuite au bonhomme une soupe lénifiante :
- Nous sommes arrivés dans votre ferme par l'arrière parce que,
vous savez, nous sommes perdus.
Perdus ? Ah, perdu, il entend. Perdu ! Toutes les terreurs de son enfance
reviennent le tourmenter. A tout perdu miséricorde. Il se calme tout
à fait, les femmes grognent encore un peu, le mufle agité de
spasmes, et il nous accompagne jusqu'à la route, tachant de bavarder
aimablement et d'éloigner les spectres de la maréchaussée.
Quand le silence est retombé dans la vallée, c'est nous qui
devons renvoyer ses chiens, qui restent sourds à ses appels.
Rencontre en chemin
Crédit photo : Denis Boulbès
Du
côté de Caraman
Après la pluie le beau temps. Deux heures plus loin, entrant encore
dans une ferme, nous avons affaire à des gentils. Ferme de La Motte,
sous Caraman. Le chemin semble se terminer entre les bâtiments et nous
hésitons sur la conduite à tenir. Le chien et le troupeau des
oies alertent le couple des propriétaires et nous inquiètent
fort, mais la dame, de confiance, s’avance vers nous, prête à
nous aider, tout sourire disponible. Nous lui expliquons notre problème,
elle lance les secours ! Elle apaise le chien, elle chasse les oies, elle
appelle son mari tout en lui expliquant la chose et elle nous annonce qu'elle
va "couper la lumière" (il nous faut un petit temps pour
comprendre qu'elle va débrancher la clôture électrique
du pré à vaches). Cependant l'homme - de même stature
et de même tenue paysanne que sa moitié - nous prend en main
et nous guide, nous ouvre le passage, nous conseille, et ne nous lâche
qu'à bon port, c'est à dire au-delà du ruisseau qui limite
son domaine. Entre-temps nous avons appris qu’ils sont nés là
et qu'ils sont les derniers éleveurs du pays, qu'ils sont vieux et
retraités ; il nous dit : "Mais ça ne change rien, le matin
il faut s'occuper des bêtes".
C'est le pays des fermes nommées En Paute, En Ramachou, En Benazet,
avec le "En" qui est la particule de noblesse occitane des campagnes.
La nuit nous prendra dans l’une d’elles, au bout de l’aire
de battage, une nuit ouverte par les hiboux et close par les anneaux lointains
de l’angélus, à l’heure où l’on pourrait
mourir dans la plénitude du bonheur de vivre.
Halte en vue de Lacougotte-Cadoul dont le nom nous enchante. Qui dira la poésie
des noms du midi toulousain ! Je tiens pour des perles de pure eau occitane
les inséparables Escanecrabe et Rebirouchioulet, alias Etrangle chèvre
et Tourne petit cul, ou Mingesèbes, Mange oignons, rendu célèbre
par Charles Mouly. Une pensée émue pour ce vieil homme qui créa
les personnages de Catinou et Jacouti, puis de Piroulet, et conduisit avec
eux une des aventures théâtrales les plus extraordinaires de
la France de l’après-guerre.
Donc, quelque part au fin fonds du pays d’oc, halte devant un petit
bonhomme en espadrilles et béret, qui, armé de sa houe, dessouche
un buisson obstruant le passage. Il retrouve ainsi les gestes des paysans
d’autrefois qui entretenaient leurs chemins, attentifs à les
maintenir en état de commodité en les rapetassant sans cesse,
en comblant les ornières ou en curant les fossés, en vidant
une brouette de caillasse dans un bas-fond envasé ou en remontant un
talus emporté par l'orage. Le vieil oncle Joseph, lui, éclatait
à la massette les rochers saillant dans un raidillon puis il attendait,
en roulant ses cigarettes, les compliments des passants. Mais finis les travaux
suivis de la sieste sous les pins... Aujourd’hui le sentier sert à
l'occasion de décharge rurale, quand il ne recueille pas le purin de
l'étable proche, et le plus fréquemment il disparaît,
avalé par la toute puissance des engins agricoles ou enclos et volé
par une résidence secondaire ; le reste du temps, devenu inutile, il
meurt bêtement étouffé par sa propre végétation.
Quant aux aménageurs de notre temps…
Un mot de reconnaissance en faveur des bénévoles des clubs de
randonnée, et au delà de la Fédération Française
de Randonnée Pédestre, qui ne seront jamais assez remerciés
pour leur infatigable travail de sauvegarde et de restauration des sentiers,
les fameux G.R. entre autres.
Denis
BOULBES
Auteur de : "La clef des chemins"
Editions Atlantica - 264 pages
Couleur Lauragais N°52 - Mai 2003