accueil
Couleur Lauragais : les journaux

Gens d'ici

Souvenirs d’enfance à Labastide d’Anjou

Jean-Paul Ferriol a aujourd’hui 84 ans et réside à Castres. Il est né dans un joli village de l’Aude, Labastide d’Anjou, traversé par la R.N. 113, dans la plaine du Lauragais, situé tout près du col de Naurouze. Jean-Paul a écrit ses mémoires de jeunesse dans son village natal. Nous vous en livrons ici quelques pages.
Ecoutons-le nous parler de son père travaillant dans son atelier de cordonnerie, et de sa mère, occupée à élever ses cinq enfants tout en effectuant de multiples autres tâches.

Le village de Labastide d’Anjou
Labastide d’Anjou situé à mi distance entre Carcassonne et Toulouse, est arrosé par le "Fresquel", rivière qui se jette dans l’Aude à Carcassonne. Dans ce pays de climat tempéré, le vent marin, souvent très violent et chaud, apportait une température relativement douce en hiver. Les étés, parfois brûlants, avec des périodes prolongées de sécheresse, étaient suivis de pluies d’automne.
Le passage de la route nationale donnait au village déjà dans mon enfance une vie et une activité importante.


Labastide d’Anjou : église

Nous habitions au centre du village. Notre maison qui bordait la R.N. 113 par un côté, se situait au carrefour de la route départementale qui con-duisait au ha-meau du Ségala. Elle provenait de l'héritage de mon arrière-grand-père paternel, Jean Ferriol, et de son frère André, qui était célibataire. Ils avaient tous deux acheté cette maison le 6 novembre 1856. Plus tard, par acte du 29 septembre 1892, mon grand-père, François Ferriol, qui était fils unique, hérita seul de la maison.

Mon Père

Mon père exerçait le métier de cordonnier. Je le revois encore, assis sur son tabouret, face à son établi, sur lequel était rangé une multitude d’outils : marteaux de diverses formes, pinces, tenailles, tranchets, sans oublier les alênes courbes ou droites, les petites boites de clous ou de pointes aux dimensions diverses (qu'il appelait semence)… et un gros pavé de poix.

Que de souvenirs ai-je gardé de ces journées passées dans l'atelier de papa ! Je garde toujours l’image de mon père, enserrant entre ses genoux un pied de fer qui supportait une chaussure sur laquelle, muni d’un marteau à tête arrondie, il frappait fortement la semelle. Je le vois, en d’autres circonstances, toujours son tablier bleu fixé autour de la taille, une chaussure maintenue par l'étau de bois bloqué entre ses jambes, cousant une semelle en tirant fortement sur le ligneul enduit de poix, sa main droite protégée par la manicle de cuir.
J'ai le souvenir de la façon dont il fabriquait ce ligneul, avec une multitude de fils roulés et tressés contre une planche, le tout enduit de poix. A son extrémité, il fixait une soie de porc, semblable à une aiguille. Quelquefois, le ligneul, fortement tiré pour serrer les points de couture de la semelle, cassait tout d'un coup, et c'était alors une série de jurons que ma mère percevait de la cuisine, et réprouvait vertement. Plus tard, un deuxième tabouret, placé en face du sien, était occupé par mon frère François, qui avait succédé lui-même à mon autre frère Lucien, qui s’étant marié, avait quitté la maison familiale.
Le plus désagréable pour mon père, était la saison d’hiver, car l’atelier n’était pas chauffé, et sa position assise, toute une longue journée, l’obligeait à se lever à plusieurs reprises aux périodes de grand froid, afin de se rendre à la cuisine pour réchauffer ses mains devant les flammes du foyer. A l’atelier, une chaufferette, remplie de braises atténuait le froid de ses pieds. De temps à autre, Il la posait sur l’établi pour réchauffer ses mains engourdies qu’il présentait à la chaleur. Aussi, se plaignait-il, tous les hivers, d’engelures et même de crevasses qu’il cicatrisait au moyen d’une application de poix.
Les murs de l'atelier étaient garnis d'étagères portant plusieurs dizaines de formes de bois, de tailles diverses pour tous les pieds, car mon père n'était pas seulement un simple réparateur de chaussures, mais un maître-cordonnier, tout comme plus tard le seront mes frères Lucien et François, tous capables de fabriquer entièrement une paire de chaussures ou de bottes.


Ma Mère

D’une taille assez grande, discrète et prévenante, d’une humeur toujours égale, conciliante, droite et réservée, elle était estimée de tout le village.
Se privant pour sa famille, croyante et serviable, j’ai gardé de ma mère un merveilleux souvenir. Elle a été pour moi et pour nous tous, un exemple à suivre.


Elle n’a jamais eu, autant que je me souvienne, le besoin de nous corriger. Un seul reproche de son regard suffisait pour nous faire comprendre sa réprobation.
Nous étions cinq enfants. Avec des ressources modestes, elle nous a élevés au mieux, faisant tourner la maison avec le petit revenu de mon père, assurant outre les travaux intérieurs de ménage et le jardinage, des travaux saisonniers à l’extérieur : vendanges, battages, fenaisons.
En hiver, elle était aussi embauchée pour une tâche saisonnière : "la fabrication de plants de vigne", travail qui se réalisait en communauté.
Elle élevait également quelques poules et canards, dont la volière se trouvait au fond du jardin, entourée d’un grillage et couverte d’un toit assez bas qui protégeait aussi un réduit sombre, "la soute du cochon" à qui tous les jours elle préparait la "pâtée", faite de grains, de farine et de son.
Pour les pensionnaires volatiles, elle se levait tôt le matin, et, à la belle saison, lorsque les blés étaient fauchés, elle parcourait les champs moissonnés, allant glaner les épis épars abandonnés, pour en faire de petites gerbes qu’elle ramenait pour la nourriture des poules et canards. Pour ces derniers, elle ramassait également des herbes, qu’elle taillait avec de rapides coups de serpe, et qui, mélangées avec une poignée de son, faisait un pâtée dont les canetons étaient si friands. Il fallait voir aussi le manège des poules, tournant et caquetant autour de ma mère qui puisait dans son tablier, dont le coin était relevé, le grain qu’elle leur lançait à la volée.



Mes parents

Le gavage des oies

A d’autres saisons, elle gavait tous les soirs, une dizaine d’oies, qu’elle prenait, une par une. Elle se mettait à genoux sur une couverture posée sur le sol, une oie entre ses jambes, les ailes entravées, tenant la bête d’une main par le cou, et de l’autre versant lentement le grain dans un entonnoir enfoncé dans la gorge de l’oie. De temps à autre, munie d’une carafe, elle versait une gorgée d’eau dans l’entonnoir, pendant que l’autre main caressait doucement le cou de l’animal pour faire glisser sans douleur le grain dans l'œsophage. La séance de gavage terminée, je regardais les oies qui soufflaient si fortement que cela me poussait à quelques réflexions intérieures sur leur sensibilité.

Le millas
Une vieille coutume dans notre région était la fabrication et la consommation du millas.
Notre famille assez nombreuse obligeait ma mère à utiliser un chaudron de cuivre dont l’intérieur brillait comme une pièce d’or.
Placé sur un trépied, dans l’âtre de la cheminée d’où s’élevaient des flammes qui dansaient autour, le chaudron était rempli d’eau et de lait, et maman, assise tout à côté, y versait d’une main experte des poignées de farine de maïs en fine pluie. De l’autre main, à l’aide d’une grosse cuillère de bois, elle remuait sans cesse cette pâte qui s’épaississait. De temps à autre, elle contrôlait la cuisson, en soulevant la cuillère qui laissait glisser la pâte goûte à goûte. Lorsqu’elle jugeait la cuisson suffisante, elle versait le contenu du chaudron sur une nappe blanche qui recouvrait la grande table de chêne rectangulaire, et le millas s’étendait alors sur toute la surface de la table.
Le chaudron, retiré du feu et posé sur le sol de la cuisine, était recouvert intérieurement d’une fine croûte dorée que nous nous disputions, ma sœur Paule, mon frère François et moi. Nous décollions délicatement les morceaux avec une lame, pour les croquer avec gourmandise.


J.P. Feriol dans sa jeunesse


Quant au millas, coupé en larges tranches, il remplaçait le pain, au cours des repas, en particulier quand des sauces ou un civet étaient servis.
Le lendemain, il devenait aussi un délicieux dessert, lorsque les tranches dorées dans une poêle étaient arrosées de sucre fin.
J’ajoute que pendant les années d’occupation, le millas nous a permis de remplacer bien souvent le pain qui se trouvait rationné.


J.P. Feriol aujourd'hui

Les lessives
Dans ma jeune enfance, ma mère confectionnait mes culottes courtes qui ne comportaient pas de bretelles. Pour les tenir en place, elles étaient boutonnées à un petit gilet, qui, lui-même, se boutonnait dans le dos, si bien qu’il m’était impossible de m’habiller seul, et je devais attendre pour cela, la présence de maman ou de ma sœur. Bien souvent, je devais patienter jusqu’au retour de ma mère qui allait le matin ramasser des épis. Dès qu’un vague bruit annonçait son retour, je lançais un appel sonore :
" maman…, je veux me lever ! "


Labastide d'Anjou : le lavoir

Le village possédait un grand lavoir situé sous le pont du "Fresquel".
J’y accompagnais quelquefois ma mère, et pendant que je jouais avec mes petits camarades, j’entendais les voix joyeuses venant du groupe des lavandières qui se racontaient les dernières nouvelles ou des confidences.
Des chants, quelquefois de brèves disputes s’élevaient, puis le calme revenait. On n’entendait alors que les coups de battoirs sur le linge.
Ma mère, toujours discrète et qui avait horreur des conflits, se mêlait rarement à ces commérages. Il arrivait quelquefois que Marguerite, (c’était le prénom de ma mère), était sollicitée pour donner son avis qui était apprécié.
L’hiver, la lessive se faisait à l’intérieur de la cuisine. Le linge, bien superposé à plat dans un grand cuvier de bois, que nous appelions en patois un "dourc", placé lui-même sur un trépied, était recouvert d’une sorte de couverture sur laquelle était répandu une épaisse couche de cendres de bois. Toute l’après-midi, ma mère aidée de ma sœur, versaient de grandes casseroles successives d’eau bouillante dans le cuvier.

Jean-Paul FERRIOL

Crédit photos : Collection J.P. Ferriol
Labastide d’Anjou église
Crédit photo : Couleur Média

Couleur Lauragais N°51 - Avril 2003