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Couleur Lauragais : les journaux
Histoire

L’agriculture en Lauragais au Moyen Age sur les terres de Prouille
Fanjeaux vers 1340


Couleur Lauragais vous présente une étude originale sur l’agriculture du Lauragais au Moyen Age par l’exploitation d’un document peu connu. Il s’agit d’un rapport d’inspection des "granges" appartenant à l’Ordre des Dominicaines de Prouille, près de Fanjeaux, et daté de 1340. Prouille existe toujours, au Nord du village, les noms de certaines granges de 1340 figurent encore sur les cartes topographiques actuelles, comme Agassens, Sauzens, la forêt de Pique-moure et celle de Ramondens.



Armoiries de Fanjeaux

Quelques généralités sur l’agriculture au Moyen Age
Une frise chronologique permet de préciser, dans le temps, les siècles au cours desquels se place notre étude.

Nous étudions les siècles, de 1000 à 1350 environ, début d’une longue crise, avec le retour de la Peste Noire (1348) qui emporte un tiers de la population. Les famines se multiplient, la guerre de 100 Ans et ses pillages ravagent le Lauragais comme "la Chevauchée du Prince Noir de 1355". Avant cette sombre période, aux 11ème, 12ème, 13ème siècles se développe une période de relative prospérité marquée par les progrès de la démographie, l’apparition de villages nouveaux (les bastides), par exemple Saint-Félix, Revel, Montgeard, Calmont. Les famines et disettes sont moins nombreuses. Les surfaces cultivées s’accroissent par des défrichements et la disparition de nombreuses forêts, par exemple la forêt royale de Nailloux vers 1320.

La terre n’appartient pas aux paysans mais au seigneur
Les seigneurs sont propriétaires d’immenses surfaces mises en valeur par les paysans. Le cadre de cette propriété seigneuriale est la seigneurie dont un croquis simplifié permet de mieux saisir l’organisation.

Sur une éminence, le château-forteresse est la demeure du seigneur et de sa famille, des soldats et des cavaliers. Le seigneur doit sa protection aux paysans groupés dans un village de cabanes au pied du château ; il est le seul, avec ses chevaliers, à porter des armes (lance et épée). La seigneurie est divisée en deux grandes parties : la Réserve Seigneuriale et les Tenures des Paysans (appelés aussi tenanciers). La réserve est immense, ses produits (blé) des récoltes reviennent en totalité au seigneur qui possède aussi le moulin farinier, le four à pain, la forge pour les charrues et outils. Les tenures sont mises en valeur par les tenanciers, de petites dimensions ; elles sont en principe suffisantes pour nourrir une famille paysanne. Le tenancier doit une partie de sa récolte au seigneur ; il doit aussi travailler la réserve, assurer des corvées (travaux) au château, entretien des murailles, des fossés, organiser des transports.

Travailler pour se nourrir
Le but unique de l’agriculture est de nourrir les paysans, mais le rendement (rapport entre la superficie d’une parcelle et le poids des grains récoltés) sont si faibles que le spectre de la famine est toujours présent. On vit en autarcie ou économie fermée : on mange ce que l’on récolte. Les plantes cultivées sont peu nombreuses, car il faut songer que beaucoup de plantes actuelles sont originaires d’Amérique. Il faut donc attendre le retour de Christophe Colomb, le découvreur des Amériques en 1492, pour que l’on cultive dans nos collines le maïs (vient du Mexique), le haricot (Mexique), la pomme de terre (Pérou), le tournesol (Amérique centrale). Durant la période médiévale, nous observons :
- le blé : base de l’alimentation, 2 kg par jour et pour un homme, le pain est blanc (pain de couvent) ou plus ou moins gris.
- l’orge : le pain d’orge s’appelle le picon
- le seigle : très peu dans le Lauragais, sauf dans la Montagne Noire et la Piège
- les lentilles, les vesces, les pois chiches
- les fèves : autre base de l’alimentation
- des choux, des navets.
Pour le blé on récolte 4-5 grains pour 1 semé, car on manque de fumures. Les tiges sont souvent étouffées par "les mauvaises herbes" que femmes et enfants essaient d’arracher. Sur les 4-5 grains pour 1 récolté en juin on doit en conserver 1 à 1,5 pour les semailles d’automne. La soudure entre les deux récoltes est donc toujours difficile : si un printemps trop pluvieux compromet une bonne maturité, c’est la disette voire la famine.

De très nombreux moutons
Les boeufs de Prouille naissent dans la grange de Ramondens et paissent dans l’immense forêt voisine. Très mal nourris, efflanqués, sans énergie il est nécessaire d’en mettre 4 à 6 pour tirer une charrue en bois qui égratigne le sol sur une profondeur de 8 à 10 cm. Les porcs sont en liberté et se nourrissent de glands de chêne, à l’automne. La fête du porc se fait en décembre. Sont nombreux, pour les transports, des mulets et quelques ânes. Par contre les moutons sont très nombreux sur les terres de Prouille : 2500 têtes, dont 700 pour la grange de Sauzens. On compare toujours Prouille avec Fontfroide (au Sud Est de Narbonne) abbaye de 20 000 hectares, 20 000 moutons. La brebis fournit un peu de lait, du fromage séché, un jeune au printemps, la toison est filée par les femmes de la famille, tissée sur place, puis livrée au "tailleur d’habits" qui se déplace de borde en borde.

Un outillage en bois
Le fer est rarissime et très coûteux. A Ramondens cependant des mines de fer permettent la fabrication d’un meilleur outillage. La charrue ou araire est en bois dur avec seulement une partie métallique triangulaire, la reille, qui tranche le sol horizontalement. Au 13ème siècle, dans certaines régions de France, apparition d’un coutre qui ouvre le sillon verticalement et d’un versoir qui rejette et retourne la terre. Aux 12 et 13ème siècles la production du fer marque des progrès (forges catalanes) et on assiste à la multiplication des petits outils : faucilles, quelques faux, serpes (pour tailler la vigne), marteaux, sarcloirs, houes, bêches.


Charrue en bois
Crédit photo : Collection Jean Odol
La technique des cultures est sommaire. Les parcelles sont abandonnées sans culture un an sur deux, c’est l’année de jachère, que parcourent les moutons. Tous les travaux, sauf les labours, se font à la main. Nous allons retrouver l’essentiel de cette "difficile" agriculture sur les terres du monastère de Prouille-Fanjeaux, mais ici les granges sont très bien administrées. Nous dirions, aujourd’hui, que Prouille est un ensemble-pilote, expérimental, dirigé par des techniciens et financièrement largement excédentaire. Les Dominicains sont de très remarquables administrateurs.

Saint Dominique fonde Prouille en 1206
Saint Dominique a longuement vécu en Lauragais, à Fanjeaux, dont il a été le curé de 1206 à 1214. D’origine espagnole, Dominique de Guzman, au cours d’un voyage, accompagnant son évêque, s’arrête à Narbonne puis à Fanjeaux. Il découvre dans ce castrum important une population entièrement acquise au catharisme : une cinquantaine de familles nobles sont toutes cathares et le village jouit d’un tel immense prestige qu’il est, en quelque sorte, sinon la capitale des hérétiques, mais un centre de première grandeur, accueillant Guilhabert de Castres, un des évêques cathares les plus illustres. C’est à Fanjeaux que la soeur du comte de Foix, Esclarmonde, reçoit le consolament, en présence de son frère. Dominique s’installe dans ce cadre pour mieux combattre l’hérésie avec comme armes principales la prédication et la pauvreté, un genre de vie très austère. Mendiant son pain, il parcourt le Lauragais de Verfeil à Castelnaudary, de Puylaurens à Montgiscard (il serait venu au centre de pélerinage de Notre Dame de Roqueville). Il ramène à la foi catholique un certain nombre de femmes catharisantes et c’est pour ces repenties qu’il fonde le monastère de Prouille en 1206.



Monastère de Prouilhe

Le monastère primitif était double avec deux églises, deux cloîtres, une partie réservée aux femmes, l’autre aux hommes. A côté il fait élever une motte sur laquelle s’installe un moulin farinier à vent, le premier du Lauragais vers 1206-1210. Dominique quitte Fanjeaux en 1214 et gagne Toulouse où il fonde un Ordre Mendiant qui deviendra célèbre : les Frères Prêcheurs.

Un domaine immense et fertile
Un temporel est rapidement rassemblé autour du monastère par des dons de la noblesse locale et comptant plusieurs milliers d’hectares répartis en 11 granges qui s’appellent : Banestaville (près de Villefranche), Agassens (commune de Payra sur l’Hers), Sauzens (dans la vallée du Fresquel), puis 5 autour de Prouille : le Grand Cammas, Mazelorette (commune de Ribouisse), Pique Mourre (commune de Cazalrenoux),Fonloubane, Fontazelles, deux éloignées, vers Limoux : La Bezole et Coume Mage, enfin l’immense forêt de Ramondens (1700 hectares). Les terres de Ramondens sont médiocres aussi est-ce la seule grange produisant du seigle. Les deux granges de la région de Limoux sont mauvaises, l’une est même déficitaire. Les autres granges sont très fertiles avec des sols de terreforts et de boulbènes.

Paysage agricole vu de Fanjeaux

Une organisation rationnelle et efficace
Les granges sont en exploitation directe avec des salariés et des spécialistes de l’élevage, des bergers pour les moutons, des vachers, des porchers. Ils reçoivent un salaire en nature et sont logés. A côté quelques paysans ont un statut de tenanciers sur un lopin de terre qu’ils travaillent pour nourrir leur famille. A la tête de chaque grange deux moines appelés le grangier et son adjoint : ils observent directement, sur place, les travaux des paysans ; tout est comptabilisé, les salaires, les dépenses, les recettes, les ventes. Ce système s’avère particulièrement efficace. Au total les terres de Prouille regroupent un millier de personnes en comptant les moines et moniales (300). Le système est très centralisé autour de l’abbé auquel les grangiers doivent fréquemment des comptes. Toutes les productions, surtout le blé, sont entreposées à Prouille ; un seul four à pain, unique, est au monastère et toutes les semaines des transports (avec des mulets) sont organisés vers les granges pour le pain et le picon (pain d’orge).

Du blé et des moutons
A Ramondens la grange produit du bois, des glands de chêne, du fer avec des mines et une forge. Autre spécialité, l’élevage des bovins. Ailleurs, dans les granges de la plaine, la production de base est le blé-froment, la céréale noble, dans le cadre général d’un Lauragais fromental ; les cultures sont très bien conduites selon un assolement biennal et utilisation de fumures, aussi les rendements sont du meilleur niveau, plus élevé que la moyenne du Lauragais, ainsi à Sauzens 6 pour 1, au Grand Cammas 6,5 pour 1, pour l’avoire, à Sauzens 7 pour 1.
Les excédents annuels sont considérables, les autres céréales sont l’avoine, l’orge, le mil. Les vignes occupent une place secondaire, quelques granges manquent même de vin et doivent l’acheter au marché de Bram.
L’élevage des moutons se développe dans toutes les granges, au total : 2 500 bêtes, dont 700 à Sauzens. Il fallait un berger pour 80 brebis. Il existe deux races, l’une à laine grossière, l’autre à laine fine,
délicate, qui est filée dans chaque grange mais aussi par les moniales du monastère, une partie était vendue. Autre élevage important : les porcs, 120 à Ramondens.
Les Dominicains de Prouille n’ont pas investi aussi massivement dans l’élevage des moutons que les Cisterciens de Fontfroide : 20 000 moutons sur les terres de cette immense abbaye (24 gran-ges), à Prouille : le but essentiel est la production de blé.

Des renseignements intéressants sur l’alimentation humaine
Le document de 1340 nous apprend que l’on produisait plusieurs types de pains. Le meilleur, le pain blanc, est appelé "pain de couvent" et réservé aux religieux du monastère, une qualité inférieure qualifiée "pain de maître" est consommée par le cuisinier, le moine qui surveille les tailles de bois, les hôtes ; "le pain d’orge ou picon" étaient réservés aux salariés, un forestier recevait par jour deux pains de maître et quatre pains d’orge. Les religieuses du monastère sont bien soignées avec du pain blanc, du mouton, du chevreau, du porc salé, du fromage sec acheté à la foire de Pamiers et des fèves à volonté, "elles ont droit d’en avoir, autant qu’elles veulent et demandent".
Un détail : le nombre élevé de chiens : 70, et bien nourris ; ils reçoivent par jour 4 pains d’orge, presque autant qu’un forestier.

Vue générale de Fanjeaux

L’agriculture du Lauragais au Moyen Age nous paraît donc avec des récoltes toujours incertaines et aléatoires. Fondé sur le trinome blé, vin, laine, le Pays des Mille Collines est toujours le pays du blé, de l’or jaune comme en témoigne les énormes silos de Baziège, Castelnaudary, Belpech et Bram.
A Prouille se sont concentrées d’énormes quantités de blé, ensuite commercialisé, qui ont fait du monastère "le banquier de l’Ordre des Frères Prêcheurs". Il est à peu près certain que ces capitaux ont servi à la construction de l’admirable église des Jacobins à Toulouse. Le fameux "palmier" de la voûte gothique a été financé par le blé du Lauragais.

Jean ODOL

Bibliographie :
M. Bourin : "Un exemple d’agriculture monastique en Lauragais Prouille" Castelnaudary - 1983
C. Guilleré : "Le Prouille de Bernard Gui" - Cahiers de Fanjeaux n° 16 - 1981

Crédit photos : Mairie de Fanjeaux, F. Paraire

Couleur Lauragais n°72 - Mai 2005